Gavarnie, Colosseum de la nature de Victor Hugo

Publié par Pierre MACIA le

 Jusqu’ici vous avez vu des montagnes ; vous avez contemplé des
excroissances de toutes formes, de toutes hauteurs ; vous avez exploré des
croupes vertes, des pentes de gneiss, de marbre ou de schiste, des précipices,
des sommets arrondis ou dentelés, des glaciers, des forêts de sapins mêlées à
des nuages, des aiguilles de granit, des aiguilles de glace ; mais, je le répète,
vous n’avez vu nulle part ce que vous voyez en ce moment à l’horizon. Au milieu
des courbes capricieuses des montagnes, hérissées d’angles obtus et d’angles
aigus, apparaissent brusquement des lignes droites, simples, calmes,
horizontales et verticales, parallèles ou se coupant à angles droits, et
combinées de telle sorte que de leur ensemble résulte la figure éclatante,
réelle, pénétrée d’azur et de soleil d’un objet impossible et extraordinaire. Est-ce
une montagne ? Mais quelle montagne a jamais présentée ces surfaces
rectilignes, ces plans réguliers, ces parallélismes rigoureux, ces symétries étranges,
cet aspect géométrique ? Est-ce une muraille ? Voici les tours en
effet qui la contre-butent et l’appuient, voici les créneaux, voilà les
corniches, les architraves, les assises et les pierres que le regard distingue
et pourrait presque compter, voilà deux brèches taillées à vif et qui éveillent
dans l’esprit des idées de sièges, de larges bandes de neige posées sur ces
assises, sur ces créneaux, sur ces architraves et sur ces tours ; nous
sommes au cœur de l’été et du midi ; ce sont donc des neiges éternelles
or, quelle muraille, quelle architecture humaine s’est jamais élevée jusqu’au
niveau des neiges éternelles ? Babel, l’effort du genre humain tout
entier, s’est affaissée sur elle-même avant de l’avoir atteint. Qu’est-ce donc
que cet objet inexplicable qui ne peut pas être une montagne et qui a la
hauteur des montagnes, qui ne peut pas être une muraille et a la forme des
murailles ? C’est une montagne et une muraille tout à la fois ; c’est
l’édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des architectes ; c’est le
Colosseum de la nature ; c’est Gavarnie.

Victor Hugo