La soirée que vous avez ratée…
Quand Nicolas Vargas eut fini sa performance, une brume légère traversa la salle d’escalade, semblable à la fumée d’un feu de broussaille. Quelqu’un pratiquait l’écobuage dans les parages?
D’un revers de phrase, il fit table rase du passé. On oublia tout un moment. Le silence qui suit la fin d’un poème appartient encore au poème. Un vide se creusa. Les yeux brillaient dans l’obscurité, peut être à cause de la fumée.
Les emmerdes étaient restées sur le parking dehors avec les voitures et le bruit de la ville. En deux, trois phrases, Nico balaya ce qu’on croyait de la poésie, avant.
Avant, c’était quand on ne portait pas de masque, qu’on se roulait des galoches et que les bonjours étaient faits de mains, de bises, de regards, d’invitations à boire un dernier coup au milieu de la griserie et des éclats de voix joyeuses.
Avant, c’était avant, on était incapable de borner une soirée et de se fixer une heure. On laissait la place à une dernière question. On finissait fourbu mais heureux d’avoir généré des idées, balayé le conformisme, le déjà vu, le tout fait, le tout réchauffé. L’attendu.
Quand Nico finit, il ne resta plus sur les visages que des regards incrédules, des bouches ouvertes prêtes à gober les mouches, si les mouches avaient droit encore de sortir jusqu’au couvre-feu. Mais on connaît le bonhomme, il secoue ce qu’il y a à secouer. Il caresse et il gronde. Il ferait tomber des pommes d’un noisetier, la pluie au milieu du Sahara.
Après le traditionnel ragout de pangolin au Jurançon et quelques tapas admirables à base de cèpes, on tenta d’expliquer pourquoi on se réunissait 15 fois par an pour préparer le Passe Murailles.
Pour se retrouver parce qu’on s’ennuyait chez nous ?
Pousser les portes des revues traditionnelles où l’on ne se retrouve plus?
Imaginer qu’une association de bénévoles aux parcours, pratiques, convictions différentes puissent avoir envie de balayer en 160 pages tout ce que le monde de la montagne avait à offrir sur 400 km de Pyrénées et d’autres massifs aux noms imprononçables.
Certains voudraient 149 pages d’escalade brutale et le reste de grimpe flamboyante. D’autres des textes dadaïstes de montagnards perdus sur les haut plateaux andins, d’autres que Soulages nous parle de sa relation entre l’Outrenoir et l’alpinisme nocturne…
Qu’il fallait se tenir sur le fil et qu’il fallait composer avec autant d’imagination qu’il y avait de contributeurs.
Enfin que tous prêtent leurs images, ainsi qu’un portfolio par an d’Ansel Adams, Vincent Munier, Raymond Depardon, Sabastião Salgado, Ragnar Axelsson, Galen Rowell, sur du papier d’arbres qui n’avaient pas encore été plantés…
Bref on s’est dépouillé, on a attrapé des ampoules au cerveau pour convenir qu’il restait encore à inventer une revue qui convienne à tous, voir à chacun, avec autant de passion et d’engagement qu’à coté la défense de la Butte Rouge (c’est son nom, l’baptêm’ s’fit un matin, Où tous ceux qui montaient roulaient dans le ravin…Aujourd’hui y’a des vign’s, il y pouss’ du raisin Qui boira ce vin-là, boira l’sang des copains !) c’était de la rigolade pour lapins nains.
Un des nôtres a apporté une réponse qu’on a crue définitive en disant qu’une revue réussie se devait de décevoir la moitié de ses lecteurs.
Un autre aurait dit, mais on l’a mal entendu, que ça ne servait à rien de faire une revue avec des contenus qu’on retrouvait ailleurs, voir partout…
Enfin, tout à la fin, semblant sortir du dessous d’une table, on entendit faiblement parler de liberté, de créativité, de frontières qui avaient le droit d’être poreuses, que la parole se devait d’être plurielle, évadée du confort, que l’escalade et la montagne ne pouvaient de toute manière pas rentrer dans une revue rectangulaire même à coup de marteau-piolet ou de perforateur Hilti.
Un autre parla de politique, de renverser la table, de foutre le feu à la pinède( ?) que les ours avaient le droit aussi de dire que les brebis en avaient marre de servir de caution au lobby agrico-libéral, de pendre les oppresseurs avec les tripes des patrons du CAC40, mais sans doute avait-il abusé du madiran et du ragout vachement relevé au Jurançon. On le retrouva plus tard endormi sur les matelas de la salle d’escalade.
Bref, un vrai débat où les arguments des uns répondaient à nos propres contradictions, à nos doutes, à nos futures erreurs et à notre grande mauvaise foi mal assumée.
Enfin, après avoir attaqué la deuxième citerne de bière que Romain était allé cherché en express dans sa cave où il planque ses grands crus de Bordeaux, Antoine nous présenta son petit film de quatre minutes… et on entendit rêver enfin le papillons (c’est une parabole pour les grimpeurs qui ont mis un jour les pieds à Buoux).
La tradition dit qu’une image vaut mieux qu’un long discours. Alors imaginez un film ! Nous avons mis des images sur nos mots de traviole. Sur ce que nous voulions tous dire mais dans des langues différentes, un peu comme la tour de Babel où il est impossible de construire un projet avec un langage divergent.
La soirée changea complètement et la légèreté entra dans la pièce avec ses ballerines de feutre. On ne parla plus d’exploits, de cotations, de précision des tracés, ni de sommet. On parla de fluidité, de geste, d’espace comme s’il y avait une dimension quantique dans le déplacement, que la gravité appartenait au monde d’avant, faite de confinement, de couvercle, de sonde, de traçage, de surveillance et de sécurité. Nous avons même parlé de jeu ! L’escalade un jeu !?
Nous nous remémorâmes les solos étincelants d’Edlinger dans « la Vie au bout des doigts », du Verdon, de Comici, Preuss et Claudio Barbier. On reparla de Soulages mais aussi de Kepler, de Nietzsche qui disait : « Etre cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ».
On se rappela qu’il y eu un monde avant et que déjà les grimpeurs étaient vu de travers, que leur mode de vie ressemblait plus aux anachorètes du Sinaï qu’aux aventuriers bronzés de Koh Lanta. Qu’un grimpeur se jouait de la gravité, du plomb, de la lourdeur de son esprit et qu’une voie réussie était celle où on se détachait le plus de son moi pesant en le laissant au sol avec le casse croute de midi.
Que l’errance était une peinture de l’âme et Nicolas Bouvier son Caravage. Thoreau, John Muir, Gaston Rebuffat ont eu droit à une pensée. On compara Picasso à Patrick Berhault, ce même Berhault qui disait : « La montagne, c’est tout d’abord un lieu d’expression et de créativité. On a un terrain d’expression que l’on sent privilégié pour nous et on a envie d’y dessiner des choses, d’y vivre des choses et puis peut être de les transmettre d’une façon ou d’une autre. »
On imagina un dialogue entre Miró et Lachenal, Banksy et Hugues Bauzille, et avec d’autres étoiles filantes qui ont traversé notre monde actuellement d’une lourdeur de plutonium et où on rencontre plus de lumière dans les yeux d’un lézard que dans le regard d’un intellectuel à la mode.
Mais minuit vint à sonner et on invita Jean Genet à conclure depuis sa visio conférence de Larache. De sa petite voie enrouée, il déclama quelques phrases du « Condamné à mort » un verre de thé à la main, Paul Bowles à ses côtés.
« Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne /Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir /Ni les fleurs soupirer, et des près l’herbe noire / Accueillir la rosée où le matin va boire / Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir /
Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour/ Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes. »
Il fallait se quitter avec l’envie de se retrouver au plus vite pour aller courir la montagne.
Merci à Romain Dhouailly de Beta Bloc,
A Nicolas Vargas,
A Antoine le Menestrel,
A vous qui êtes restés chez vous,
Cette soirée, ni vous ni moi ne l’avons vécue. On aurait bien aimé mais les contraintes sanitaires qui doivent rester exceptionnelles et limitées dans le temps nous en ont empêché.
Ce n’est que parti remise, il y a de quoi faire au printemps quand les masques tomberont, l’encre du Passe Murailles numéro 5 séchera à peine et on aura encore besoin de vous.
Faites gaffe à vous jusque-là !
Pierre Macia