« A cette altitude, le ciel est presque noir. Les étoiles brillent en plein jour. » Everest 1953 – Paris-Match juillet 1953
Après l’heure des explorations d’avant la guerre de 39-45, la conquête du sommet de l’Everest en 1953 par la voie
qui est devenue « normale » sonna l’âge d’or des grandes conquêtes dans
l’Himalaya. Encore une fois, l’article très complet du
Paris-Match de juillet 1953 (de Mallory et Irvine jusqu’aux traces de yéti) nous projette 60 ans en arrière. Écrit par Philippe de Baleine, il soulève pour la première fois les interrogations sur l’attitude colonialiste des
premiers conquérants sur les plus hauts sommets de monde. La splendide une de Paris-Match montre Tensing sur le toit du monde photographié par Edmund Hillary. Tensing devient immédiatement une icône mondiale, saluant ainsi le travail des sherpas sans qui ces sommets auraient été impossibles à gravir.
A cette altitude, le ciel est presque noir. Les étoiles brillent en plein jour.
Tensing – ce tigre des tigres, un sherpa a le droit au titre de tigre lorsqu’il a réussi à porter sa charge à 7500 mètres – est dans l’histoire himalayenne l’exemple unique d’un «native» possédé de la
même passion de conquête que les « sahibs ».
C’est lui qui, la veille de
l’assaut lancé le 29 mai 1952 par Lambert, lui proposa dans un élan
d’enthousiasme, de passer une nuit au camp VI sans réchaud ni sac de couchage
pour ne pas perdre un seul jour. Il y a quatorze ans, Hillary déclara un jour à
sa mère : « Plus tard je vaincrai l’Everest. »
A des milliers de kilomètres de
là, presque à la même époque, un jeune garçon quittait en cachette son village
du Népal pour se joindre à un groupe de porteurs de montagne. Tensing avait lui
aussi entendu l’appel de la montagne magique.
Avant que s’organisât l’expédition
du colonel Hunt, Tensing fit cette curieuse déclaration à la presse. Les Suisses et les Français,
dit-il, traitent leurs sherpas sur un pied de totale égalité en ce qui concerne
la nourriture, le vêtement et l’équipement.
Dans le passé, ce ne fut pas le cas
avec les Anglais ; dorénavant, les anglais
devront agir de façon à nous encourager, à soutenir notre moral.
» L’année
dernière, avec les Suisses, en raison de la façon dont nous étions traités,
nous étions en si bonne condition que ce furent finalement les sherpas qui
stimulèrent les grimpeurs. » Le colonel Hunt tint compte de
ces conseils. Il semble à l’examen des photographies de l’expédition anglaise
de 1953 que les sherpas reçurent cette fois le même équipement que les
Européens.
En vérité, quels que pussent être
les mérites particuliers d’Hillary et de Tensing, la victoire ne couronne pas
seulement leur cordée, pas même une équipe.
Elle revient en bloc à toutes les
expéditions qui ont établi au flanc de l’Everest cette échelle symbolique dont
les deux conquérants n’ont fait que gravir les derniers échelons. Ce n’est pas
une vaine image que de dire qu’ils ont gravi la montagne sur le dos de tous
ceux qui les ont précédés.
C’est autant un succès sportif qu’un résultat acquis
par de longues expériences. Il y a trente ans, lorsque la première expédition
anglaise aborda l’Everest, on ne savait presque rien de ce qui pouvait se
passer à plus de 8000
mètres. A cette altitude, le ciel est
presque noir. Les étoiles brillent en plein jour.
Les alpinistes s’y trouvent dans
des conditions voisines de celles qui règnent sur la planète Mars. La pression
atmosphérique est du tiers de celle qui règne au niveau de la mer. Pour
compenser la pauvreté de l’air en oxygène, l’organisme réagit en multipliant la
production de globules rouges qui passent de 5 millions à 6 millions et demi
par millimètre cube. Mais de ce fait le
sang s’épaissit. Il circule moins vite et moins facilement dans les vaisseaux
des extrémités. Les tissus musculaires se détériorent, les doigts se raidissent
le visage devient noir. Une étrange somnolence s’empare des hommes, des toux
violentes les secouent. Leur intelligence s’obscurcit. La volonté faiblit.
Eric
Shipton raconte qu’en redescendant d’un camp élevé sur les flancs de l’Everest,
il fut soudain frappé d’une incapacité totale de s’exprimer, sa conscience
restant parfaitement lucide. En arrivant au camp de base, il voulut dire:
« Donnez-moi une tasse de thé. » Il ne sut que bredouiller :
« tramway, chat, mettre ». Cet état se prolongea pendant des
heures. « C’était exaspérant », assure-t-il. Ses compagnons croyaient
qu’il était devenu fou.
Au-dessus de 8000 mètre, il est
difficile de mastiquer et de déglutir. La salive est rare et épaisse. Il n’est
guère possible d’avaler que du lait condensé et des jus de fruits. Dans l’air
glacé et desséché, la soif est terrible. Le moindre obstacle parait
insurmontable. Lorsque Lambert et Tensing revinrent de leur tentative
infructueuse, ils furent arrêtés à 40 mètres du camp de repli par un simple
monticule de neige qu’ils étaient impuissants à gravir. L’équipe de soutien
(Flory et Aubert) dut venir à leur aide et les trainer jusqu’au bivouac.
L’essoufflement est le plus grand
péril. Au-dessus de 7500
mètres il faut compter trois inspirations par pas. Ce
rythme augmente considérablement avec l’altitude. Les appareils à oxygène
deviennent alors indispensables. Une acclimatation progressive telle que la
pratiqua l’expédition victorieuse, permet il est vrai aux grimpeurs de
subsister plusieurs semaines à 7500 mètres et plusieurs heures au-dessus de
8500. mais tout effort prolongé reste quasiment impossible sans oxygène
artificiel.
L’expérience a prouvé que
c’étaient les hommes de trente à quarante cinq ans qui avaient les meilleures
chances de supporter les épreuves de l’Everest. Hillary a trente quatre ans,
Tensing trente neuf, le colonel Hunt, quarante deux. Parmi les membres de
l’expédition anglaise de 1953, les plus éprouvés (par des vomissements
incoercibles dus au mal de montagne) furent George Hand et Wesmacott. Ils
avaient respectivement vingt-quatre et vingt-huit ans. Ils durent redescendre
rapidement au camp de base.
La victoire des anglais a été
saluée sportivement par tous les alpinistes du monde. Mais leur joie s’est
trouvée paradoxalement mêlée de tristesse. L’alpiniste français Félix Germain a
traduit en ces termes la mélancolie générale : «;Si nous nous plaçons
sur le plan sentimental, l’alpinisme est véritablement décapité. »
Les
Français devaient attaquer l’Everest l’année prochaine. Terray et Lachenal
comptaient faire partie de la cordée d’assaut.
La réaction ne s’est pas fait
attendre. Elle est venue il y a quelques jours sous la forme d’un article
vigoureux d’Eric Shipton, chef de multiples expéditions à l’Everest, et l’un
des hommes qui connaît le mieux l’Himalaya.
Au centre de l’Asie,
s’écrie-t-il, je connais des vingtaines de pics qui dépassent 7500 mètres. A peine
une demi-douzaine d’entre eux ont été
gravis.»Parmi les plus de 8000, le
Kangchenjunga, auquel se sont attaqués en vain plusieurs expéditions
allemandes, est incomparablement plus difficile que l’Everest. Shipton cite parmi les montagnes
les plus difficiles du monde, la Tour de Mustagh, le Changaband, l’Amadeblam et
les aiguilles de Baltoro, qui, de son opinion, défient toutes les techniques
modernes de l’alpinisme.
Philippe de Baleine