Jeudi, Pau Porte du Parapente avec Pierre Puiseux

Publié par Pierre MACIA le

Une grande marque dans les Pyrénées a accompagné cette histoire. Elle se nomme Gypaaile et elle est née en 1986 de la frénésie créatrice de Patrice de Bellefon et Xavier Demoury à Gerde (65). Marboré, Astazou, Capcir, Aneto, Alba, Palas verront le jour et leurs coroles nervurées éclateront partout dans le ciel des Pyrénées.

Un type toujours mal rasé, prof de maths, guide de haute montagne, auteur (avec C.Ravier et J.L Hourcadette) de topos guides réjouissants, pamphlétaire énervé,  a accompagné la drôle d’histoire de ces drôles de types qui se prenaient pour des vautours, voulaient tutoyer les aigles et lorgner de plus près l’œil cerclé de rouge du gypaète. Il se nomme Pierre Puiseux. Ça tombe bien, c’est lui qui vient Jeudi soir et il nous racontera tout ça.

Nul mieux que Bunny, (puisque ces soirées lui sont aussi quand même un peu dédiées), ne pouvait décrire Pierre. Dans le topo de la Vallée d’Aspe, dès l’intro, on trouvait ces quelques lignes :
« Pierre Puiseux est issu d’une famille d’alpinistes et scientifiques reconnus (Pointe Puiseux au Pelvoux, et cratère Puiseux sur la Lune). Dépourvu de la moindre imagination, il emprunte les filières familiales : il devient guide de haute montagne et professeur de mathématiques. De temps à autre, sombrant avec ivresse dans le péché mortel, il abandonne le caillou pour forniquer avec les vautours en parapente. Rassurez-vous, des éducateurs spécialisés corrigent ses dérives zoophiles et, à intervalles réguliers, des stages thérapeutiques, lui sont imposés sur les falaises espagnoles.
Pierre est aussi inventeur d’un théorème révolutionnaire, prouvant de manière définitive la difficulté croissante de l’échelle de Welzenbach. Ses travaux actuels cherchent à étayer une audacieuse théorie : les gros surplombs sont plus athlétiques à franchir que les dalles couchées. Nul doute, la conclusion de ses travaux le mènera au prix Nobel. »
Pour finir et vous allécher un peu, nous avons déniché un fantastique texte de Jean-Louis Hourcadette extrait de l’excellent topo de parapente coécrit avec Pierre Puiseux : « Parapente Pyrénées Ouest ». Celui-ci décrit un vol « de nuit » !!!
Amateurs de sensations tièdes abstenez-vous…ces voleurs de haut niveau sont barrés…pardon nervurés.

Je ne pense pas que ce soit accepté par les fédérations ni par les assurances mais ce serait dommage de s’en priver. Tout ce qui est « marginal » dans l’exercice du parapente est sans doute un peu dangereux mais tellement excitant et enrichissant ! Je classe dans la « marginalité volante » tout ce qui dépasse le cadre de la pente école : vols montagne, voyages dans des pays rigolos avec le sac magique sur les épaules, acrobaties, exploration de cumulus, amerrissage volontaire, invention et expérimentation d’une nouvelle voile, descente en rappel et saut en élastique depuis un baudrier du copain qui continue à piloter le biplace, gonflages musclés dans un vent qui dépasse la vitesse maximale de sa voile, organisation d’une compète de parapente en salle et…vol de nuit.
Toutes ces activités suspectes mériteraient chacune un paragraphe voire tout un livre si elles n’étaient pas à déconseiller vivement au lecteur-pilote moyen. Je me bornerai ici à parler du vol de nuit bien que, je le répète, ses risques ne soient pas couverts par les assurances déjà bien malmenées par les aléas de notre beau sport. On l’aura compris dès la lecture du titre : il s’agit de frotter son plumage à la visibilité nulle, j’ai nommé l’obscurité complète, le goudron. C’est impressionnant mais pas très difficile.
Ça commence à peu près toujours pareil. Au repas du soir, les stagiaires sont surexcités car ils viennent de réussir leur premier grand vol : voilà encore toute une plâtrée de frites et toute une fournée d’accros. Les moniteurs sont plus calmes qu’eux : c’est le même coup toutes les semaines depuis deux mois ! Pourtant, ce soir là…un petit démon invisible fait se lever la lune…elle est pleine et les loups-garous commencent à hurler à l’entour. Ou bien le petit vin rouge espagnol a rempli plus souvent que d’habitude les verres Duralex, dans lesquels un café trop corsé vient le remplacer. Ou encore il a été organisé une grillade sur feu de bois et un connaisseur a montré Orion, Bételgeuse et Cassiopée, un autre a raconté la Croix du Sud et les nuages de Magellan tels qu’on les voit dans l’autre hémisphère, enfin deux clochards célestes ont évoqué leur inoubliable virée en Afghanistan avant que les étoiles n’y rougissent…
Bref, toutes les conditions sont réunies pour qu’un joyeux drille lance les mots magiques : « et si on s’en faisait un petit ? »
Certains commencent à chercher du tabac et du papier à rouler mais d’autres ont compris, ils attrapent leur voile, leur frontale et un petit coupe-vent. Quelques débutants, envieux, se proposent pour conduire la navette pendant que les « vieux » finissent de se préparer (entendez : terminent leur café).
A cette heure là, le site familier a tout de suite une autre gueule : plus vaste, plus mystérieux, empli du sortilège argenté des nappes de brouillard diffractant la clarté sélénite. Au dessus flottent les montagnes nues, raclées jusqu’à l’os par le froid et ce curieux éclairage de néon faiblard. La vallée se perd dans l’au-delà, à des années sans lumière d’un problématique décollage. Sur l’herbe chargée de rosée, les voiles s’imprègnent, s’alourdissent. Pour les étaler, il faut retrouver la sensualité du toucher, la mémoire des gestes : le poids du nylon, les entrées des caissons, la fluidité ligneuse des suspentes – chevelure si ténue si forte – et la sellette, amalgame broussailleux de sangles, de coutures et de ferrures…si la navette n’a pas pu monter jusque là et n’aide pas au dépliage par les longs faisceaux de ses phares, si, les frontales sont des frontales normales donc en panne, l’opération se fait longue et minutieuse. Impression de reconstruire par la pensée cette vaste toile d’araignée. On retrouve la concentration de ses tout premiers étalages, on se dit qu’on est bien peu de chose sans les yeux ! Redevenir débutant ! Enfin, quand même, le joyeux drille du début de l’histoire s’élance. Pendant un long moment, on ne voit que ses pantalons blancs s’agiter et les bandes claires de sa voile rétrécir en cahotant sur le grand tableau noir.
Puis plus rien.
On espère qu’il vole, qu’il est bien en route vers le néant dont il était sorti, bébé, quelques années plus tôt.
Il avait dit : « pour décoller, courez, courez et courez encore. En vol, repérez les masses sombres des collines et tournez les large. Derrière la deuxième, vous verrez les lumières du village, le T de la grande route d’accès et les phares d’une voiture qui éclairent la diagonale du champ. Faite l’approche en S sur la voiture jusqu’à quinze mètres-sol. A quel moment freiner ? Comme d’habitude, sachant qu’il n’y aura pas un pet de vent et que vous n’aurez pas la même notion des hauteurs et des vitesses qu’en plein jour. Bof, vous vous demerderez bien ! »
Il avait expliqué tout ça, et répété, mais je me sentais rétrogradé débutant. De brise de pente, point. Ou plutôt, pire : descendante ! ça a beau être logique, ça ne va pas aider ma serpillère à décoller ! J’ai les poignées de freins bien en mains, la pointe des avants entre le pouce et l’index, le baudrier vérifié et le petit pincement de cœur habituel…je peux donc y aller.
Je cours, je cours et je cours encore. Les dynamomètres que j’ai  redécouverts dans mes épaules me renseignent correctement sur ce qu’en temps normal je vérifierais en un coup d’œil : la voile propre et bien sur ses rails. Encore quelques enjambées, un bon coup de frein, et ça y est : chauve souris vole. Plus peur, tout redevient évident, je savoure pleinement  ce nouveau miracle : être là, tout simplement, allongé dans le Grand Rien. Là haut, mes plumes fendent le goudron sans un bruit, sans un effort. Aucun repère nulle part, pas la moindre turbulence, un calme inconnu. L’éventualité de devoir improviser un atterrissage à l’aveuglette quelque part au milieu des abysses que je survole ne m’inquiète plus du tout. Nous sommes immobiles, ma voile et moi, ce sont les collines – masses sombres en surimpression sur le velours à peine sombre de la vallée qui voguent lentement vers nous. Je lève les yeux, vieux reflexe, et ne vois qu’un trou noir dans l’espace temps…Bradbury, Herbert, Einstein et Asimov auraient dû essayer le parapente la nuit !
Tiens, un village arrive, avec ses alignements de réverbères, la carte perforée de ses lumières domestiques (vivent les couches-tard) et quelques lucioles motorisées. Il y a aussi un double trait lumineux dans l’angle d’un champ bordé par une route. Pendant que j’allonge quelques S au dessus de la source lumineuse (une Pigeot diesel avant l’âge), je me surprends à ajouter, mentalement, des cents mètres et des cinquante mètres au carré. J’en suis à extraire laborieusement la racine, carrée également, lorsque l’hypoténuse jaune de ce champ semé de pissenlits se jette sur moi, armé d’herbe et de mottes de terre. Je freine juste à temps. La voile hésite, elle aurait bien encore volé quelques heures ! Grande pieuvre tombant au ralenti autour de moi, elle exhale l’encre de ses caissons et murmure dans un dernier souffle : « dis, quand c’est la prochaine pleine lune ? »

(Jean Louis Hourcadette – ¨Plumes et goudron – nouvelle dédiée à Patrice Chevalier dans Parapente Pyrénées Ouest)