Interview de Serge Castéran par Mapie Courtois

Publié par Pierre MACIA le

Pour moi, ça s’est passé directement là-haut, à la Mecque ! » C’est dans la capitale mondiale de l’alpinisme que Serge Casteran s’initie dans les années soixante-dix à la haute montagne. Drôle d’adolescence : « Toute une aventure ! On a fait Midi-Plan, j’ai déjà trouvé ça long… et Audoubert me dit : « Eh ! on part aux Jorasses ? ». Figure de proue du pyrénéisme, Louis Audoubert entraîne dans son sillage les amateurs de la verticale, mais cette fois-ci la course tourne à la catastrophe. Marteau cassé à l’éperon Croz, erreurs d’itinéraire, les alpinistes restent bloqués : « On s’est faits sortir en hélico et j’ai eu les pieds gelés ». Mais il en faudrait bien plus qu’un « petit » séjour à l’hôpital de Chamonix pour altérer l’appel de la montagne. Après trois ans passés dans une école d’ingénieur en électronique et quelques mois de boulot « grassement paye », Serge décide, d’être guide, au bonheur de ses clients ! Fort grimpeur, il compte quelques 8b+ et 8a à vue. Il participe à l’avènement de l’escalade libre et commet de brèves incursions dans l’univers de la compétition, tantôt ouvreur, tantôt compétiteur… mais avec une indépendance d’esprit qui le porte à relativiser ces « prouesses » sportives. « C’était sur ma route parce que j’allais dans les Alpes, et j’étais qualifié. Mais trois jours après, j’étais dans la face nord des Droites, c’était plus sympa ! » dit-il à propos de sa participation au championnat de France en 1992. De même, il tourne en dérision sa victoire à l’Open challenge de Pau : « Sur Midi-Pyrénées, il n’y avait pas tellement de concurrence. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois ! » Il éclate de rire, ce qui, avec la grimpe, constitue certainement son activité préférée. Grand guide, alors que la pression sécuritaire et l’évolution du marché menacent d’enfermer les professionnels des cimes dans des pratiques routinières, Serge réalise avec certains de ses clients des courses de haute envergure dans les Alpes, telles la Walker en face nord des Grandes Jorasses cet été, ou encore la face nord du Cervin. L’objectif : « Ramener tout le monde dans la vallée épuisé, mais en bonne santé ! » Et pour les clients, au-delà de leur propre condition physique, une contrainte : « Il faut qu’ils supportent mon caractère ! » Un tempérament direct, dédié à la montagne irréversiblement. Motivé !

Mapie : Que penses-tu de l’évolution du milieu escalade ?
Serge : Il a beaucoup changé depuis cinq ans, dans le bon sens. Le champion du monde de l’année dernière, Yuji Hirayama, gravit Salathé en libre et les plus dures fissures américaines sur coinceurs à vue : ça prouve que les passerelles entre différents types d’escalade ne sont pas coupées. De plus en plus de grimpeurs de compétition, comme François Lombard ou Arnaud Petit se tournent vers la montagne et vont devenir guides. C’est très positif. Il y a dix ans, les grimpeurs n’allaient plus en montagne. Le milieu fédéral dans lequel ils vivaient cloisonnait les formes d’escalade. Ce retour à la pluriactivité des forts grimpeurs perpétue l’esprit des années soixante-dix où l’escalade était un mode de vie plus qu’un sport. L’important n’est pas de dire : « les meilleurs compétiteurs sont les meilleurs grimpeurs en falaise », ça va bien plus  loin que l’idée de performance. En sortant de l’impasse de la compétition, les grimpeurs tendent vers un style de vie où  la liberté est beaucoup moins conditionnée  qu’elle aurait pu l’être. Dans cette génération qui revient à la montagne, y a-t-il des grimpeurs que tu admires ?
Je n’admire pas des grimpeurs, mais certaines démarches, comme celle de Chris Sharma cet été. Il a fait trois ou quatre fois le voyage des Etats-Unis rien que pour réaliser une voie à Ceüse : tu imagines la passion, la motivation que ça implique ! Il l’a réalisée, et une semaine après, c’est lui qui a gagné la compétition de blocs à Munich, même s’il a été disqualifié pour d’autres raisons (contrôle positif au cannabis). Evidemment, c’est l’un des meilleurs grimpeurs du monde, et sa voie, Biographie, est cotée 9a+. Mais qu’est-ce que ça veut dire : 9. a. et + ? Trois signes que tu trouves sur tous les ordinateurs et les téléphones portables ! La cotation n’est que la conséquence de ce que tu peux donner, de ton potentiel et de la manière dont tu sais l’exploiter. Un autre grimpeur, Dani Andrada pratique tous les styles d’escalade, de la compétition au terrain d’aventure en passant par la glace. Il y a deux ans, lors d’une compétition à Chamonix, il a profité d’une journée libre pour aller grimper du 8a à l’arête des Cosmiques. Un jour, il essaye un 8c+ en en Espagne, le lendemain il est en cascade de glace à Gavarnie avec un copain. La veille, il a neigé, ils vont brasser de la neige, ils le savent mais ils s’en foutent ! Chris et Dani incarnent cette folie permanente, la passion de grimper. Leur génération est ouverte au monde de toutes les verticalités, qu’elles soient naturelles ou artificielles. Cette polyvalence est une garantie de variété, elle permet de renouveler les sensations. J’admire la motivation et je suis très sensible aux interactions entre falaises et montagnes parce que, depuis quinze ans, je vis l’escalade comme ça. Après une belle saison d’alpinisme, je n’ai qu’une envie, c’est de grimper en falaise. Et après beaucoup de temps en falaise, j’adore aller en montagne ! Mettre en opposition l’escalade et l’alpinisme est une invention d’intellectuels, dans la réalité les deux activités relèvent d’un goût unique pour la verticale. Evidemment, pour être au top, il faut s’investir plus dans un domaine.

Mapie : S’investir, c’est s’entraîner. Toi qui aimes l’action spontanée, penses-tu qu’il y a des effets pervers à l’entraînement systématique ?
Serge : Je pense qu’on a trop dit que l’escalade, ce n’était que les muscles et les jambes, même si en équipe de France les compétiteurs avaient un préparateur mental. Entre la tête et les jambes, c’est difficile de faire la part des choses, mais une belle ligne que tu as envie d’escalader, si tu l’as dans la tête, le reste va forcément suivre. Il peut y avoir décalage entre ton désir et sa réalisation parce que tu n’es pas au point physiquement, mais le jour où tu es en phase, tu peux tout. Quand je regarde derrière moi, je me rends compte que les années où je me suis le plus entraîné ne sont pas celles où j’ai réalisé ce que j’avais envie de faire. Je ne me suis jamais dit : « Tu déconnes, tu t’entraînes trop, tu ne fais pas ce que tu veux ! » Sur le moment, je ne l’ai pas analysé parce que la réflexion tue l’action, tu le sais ! Mais j’avais moins de motivation. C’est Graou (Bruno Clément) qui m’a montré une autre façon de pratiquer, et ce grimpeur assez atypique qui ne mâche pas ses mots est certainement la personne qui m’a le plus apporté dans le milieu de l’escalade. Il y a six ans, quand il a décidé de passer le probatoire d’aspirant-guide, il travaillait La directe des Spé (…cialistes 8c) au Verdon et il n’avait que cette idée en tête : il n’était pas du tout polarisé sur les épreuves. Il est bon skieur, mais il a raté l’épreuve de ski parce qu’il avait emprunté les skis de son père et il ne les avait pas réglés ! Plou-plou : les fixations sautent, il part à plat ventre. Le soir même, de retour au Verdon, il faisait un essai dans sa voie. Deux jours plus tard, il l’a réussie… ce qui lui a permis de recommencer ailleurs (rires) ! La falaise, c’est un peu le Tonneau des Danaïdes ou le rocher de Sisyphe (V. l’article p. 47). Tu essayes une voie, tu tombes dix fois, vingt fois, cent fois, tu réessayes jusqu’à ce que ça passe. E: quand ça passe, tu refais exactement la même chose avec la voie d’à côté.

Mapie : Et en montagne ?
Serge : C’est différent, le rapport au temps n’est pas le même. Une voie en alpinisme, tu ne l’essayes pas cinquante fois. L’alpinisme s’inscrit dans une continuité historique. Derrière chaque sommet, il y a un vécu qui ajoute une dimension à ton ascension. Malgré sa difficulté indéniable, c’est surtout par ce qu’elle représente dans l’histoire que la Walker reste une voie mythique. Je ne connais personne qui puisse rester indifférent au pied de la face nord des Grandes Jorasses. Mais si tu la regardes en sachant les périples et les épopées humaines qui s’y sont déroulés, c’est encore plus impressionnant !

Mapie : A propos de la Walker, un mot sur l’ascension que tu en as faite cet été avec l’un de tes clients ?
Serge : C’était une journée géniale. Les téléphones portables, il faut en recharger la batterie. Pour nous, c’est pareil avec la motivation en montagne. Et quand tu fais une course comme celle-là, tu te recharges pour un sacré bon bout de temps ! Notre projet initial était Divine Providence, mais c’était un peu long pour notre créneau météo. Comme je n’ai jamais été dans cette voie, j’ai préféré ne pas prendre le risque d’un coup de mauvais temps en haut. En amateur, je l’aurais peut-être fait, mais pas avec un client. J’avais vu les Grandes Jorasses qui avaient déblanchi, et j’ai téléphoné au refuge de Leschaux pour me renseigner sur la Walker. On m’a dit : « Les premières cordées sont parties. » C’était à la fin du mois de juillet, il y avait seize cordées ! J’ai dit à mon client : « Laissons-les enlever la glace sur les prises, et nous, on va y aller derrière (rires) ! » On est monté le lendemain, il n’y avait déjà plus que quatre cordées et le surlendemain, on était deux cordées. On est sortis à 15 h 30 et mon client me dit : « Ah, là, je suis fatigué, c’est trop long pour moi ces courses ! » Je lui ai répondu : « Non mais t’as vu l’heure ! » II n’avait rien fait depuis la face sud du Fou l’été précédent, mais c’est un mec qui bouillonne, il a une énergie d’enfer. Et il n’a pas les deux pieds dans le même soulier (rires) ! La semaine suivante, on a fait l’ascension de la face nord du Cervin.

Mapie : Quelles sont les circonstances qui permettent à un guide d’emmener des clients dans des courses aussi engagées et difficiles ?
Serge : Je suis de plus en plus persuadé qu’on a un peu les clients qu’on mérite : il faut que les miens supportent mon caractère ! Jamais je n’emmènerai dans la Walker quelqu’un que je ne connais pas et qui ne sait pas grimper. Ces courses ne sont pas neutres : le client qui a des objectifs de haut niveau ne va pas se pointer au Bureau des guides en demandant à faire la Walker. Pour une course engagée, il faut une cordée équilibrée : on oublie un peu facilement que le client et le guide forment avant tout une cordée, même si il y a un rapport financier. Les clients de grandes courses en rêvent des années, ils se donnent les moyens physiques et techniques d’accomplir leurs rêves. Il faut de la patience et de l’humilité, c’est le contraire de la consommation. Et ils ressentent très bien l’étincelle d’amateur qui t’anime. Tu ne proposes pas la face nord du Cervin à un client si tu n’as pas toi-même envie d’y aller avec lui. Si tu n’as pas en toi la passion absolue d’amateur, si tu le fais sans désir personnel et sans flamme, tu deviens dangereux pour toi-même et pour celui qui est sur ta corde.

Mapie : Quels conseils donnerais-tu aux jeunes pour bien vivre leur métier de guide ?
Serge : De rester libre. L’argent est un piège, un engrenage. Tu te crées des besoins, et donc des manques. C’est bien de savoir vivre avec peu d’argent. Je trouve que la première chose qu’on devrait dire aux candidats qui se présentent pour passer l’aspirant-guide, c’est : « Vous allez faire ce métier, vous pourrez en vivre décemment, mais vous ne le ferez pas pour devenir très riche. » Ce qui t’amène à vouloir être guide, c’est la montagne. Si un jour tu n’y vas que pour gagner de l’argent, c’est que tu as complètement dérivé de ta source. Notre travail est une forme de tourisme sportif d’aventure, mais si tu plonges dans une logique de consommation, tu guideras des consommateurs et non pas des amateurs de montagne. L’un des rôles les plus enrichissants du guide, c’est de faire découvrir aux autres que là-haut, c’est différent, presque à l’opposé de ce que tu peux vivre en bas. La montagne te dénude : tu as faim, tu as soif, tu as sommeil, tu reprends conscience de tes besoins vitaux alors que dans le quotidien, tu les combles si facilement et automatiquement que tu les oublies. Là-haut, tu écartes tout ce que tu as pu créer de superficiel pour retrouver l’essentiel. La peur et la douleur font partie de notre sentiment d’existence. Mais la montagne ne se réduit pas à un contraste entre le confort ordinaire et un dénudement qui serait basé uniquement sur une série de sensations désagréables : elle est un lieu de bien-être. Etre libre par rapport à l’argent permet aussi au guide de rester à l’écoute de la montagne.

Mapie : C’est-à-dire ?
Serge : Dans le livre de Frison-Roche, le client pousse le guide à aller au sommet des Drus, le guide cède et c’est la catastrophe. Cette fiction date des années trente mais ce sont des choses qui peuvent se produire aujourd’hui, bien que la société ait complètement changé et les pratiques de montagne aussi. Notre vrai guide à tous doit rester la montagne, et la montagne n’est pas faite pour qu’on y aille tout le temps. Elle n’est même pas faite pour qu’on y aille souvent ! Avant, le métier était saisonnier et ce rythme était généré par la montagne elle-même. Etre guide toute l’année me semble dangereux. C’est un métier fatigant physiquement et nerveusement, dans un milieu à risques. Il faut souffler, se reposer. Il ne faut pas banaliser les jours passés en montagne.

Mapie : La passion de la montagne, d’où vient-elle ?
Serge : Elle est inexplicable, et tant mieux ! Et parfois pourquoi y a-t-il une alchimie qui fait que tu tombes amoureux ? Et pourquoi parfois ça s’arrête ? On a beau sonder le cerveau humain, certaines questions restent heureusement sans réponse. Dans la vie, rien n’est sérieux, surtout pas l’alpinisme.

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