LA MINUTE D’APRES
Oui, vous savez, le moment où vous éteignez la télévision, juste après la dernière émission sur les glaciers que vous avez regardée, comme celle d’Hugo Clément par exemple, « Sur le front des glaciers », mardi 10 mars dernier. Vous vous souvenez de ce moment où vous appuyez sur off ? Ce moment où vous saisissez la télécommande et que les images s’arrêtent ? Que la fonte de la glace disparait. Pas de la réalité, hein, bien sûr, mais de la nôtre. Des nôtres. Car demain, c’est mercredi, et mercredi, c’est la journée des enfants, d’autant plus qu’ils n’iront pour certains pas à l’école.
Le petit déj’ est préparé, la nounou est prévenue, le chien sorti, les chicots brossés, la porte d’entrée fermée à clef, le réveil activé, les enfants bordés. La tablette, le téléphone, l’ordinateur portable sont en charge, c’est bon. Bref, la ritualité du quotidien de chacun efface, la minute d’après, petit à petit, l’existence des glaciers, de leur fonte. Pourtant, nous dit France 2 dans un tweet du 14 mars, « ils nous paraissent bien loin… alors qu’ils ont un impact direct sur nos vies ! ».
Vous l’avez senti l’impact direct sur vos vies de la fonte des glaciers, vous, quand vous avez signé l’achat de votre dernière bagnole, du studio en locatif qu’il va falloir rentabiliser ? Vous l’avez senti quand vous vous êtes pris une semaine de congés aux Canaries, all inclusive, avion compris ? Que vous vous êtes déplacés sur votre dernier raid nature, en Afrique du Sud ou en Australie ?
Alors, bien sûr, sur France 2, l’esthétique des images des drones, la qualité de la réalisation et du montage, indéniable, le caractère exceptionnel d’un voyage lointain, d’une expérience inhabituelle, l’humilité du journaliste, la peur de la mort, le retour à la vie, la joie, sincère, des retrouvailles, tout cela émeut, avec force. Nous voilà pris par les sentiments. Aaaaah, ça fait du bien quand même, de s’émouvoir, de s’éprouver, avec une bonne tisane bio, chacun, dans son canapé, seul, ou avec son compagnon, sa compagne, en famille ou avec quelques proches. Mais bon, pour l’heure, faut aller se coucher, demain est un autre jour. La marmaille n’attend pas. Les réunions, dossiers, cours, affaires, missions, prises en charge, chantiers, ventes, rendez-vous, non plus. Le studio, la maison, la bagnole à payer, vous vous souvenez ?
Et puis, j’ai une compétition à préparer. Demain, c’est entrainement fractionné avec le club. J’espère que je serai prêt. Je n’ai pas envie de rater la course à laquelle je me suis inscrit dès le mois de janvier, pour 250 euros, à Chamonix (vous savez, la ville juste en dessous du glacier des Bossons). Elle aura lieu fin août. J’irai en voiture. 1400 bornes aller-retour. Mais je ferai du covoiturage, bien sûr, avec Blablacar (je sais qu’il existe une autre plateforme, Mobicoop je crois, mais je n’ai jamais trop regardé), pour limiter mon empreinte carbone, quand même, c’est le moins qu’on puisse faire.
Ça monte ? Vous le sentez, là, ce truc qui pique, qui dérange, hein. Allez, on boit une nouvelle gorgée d’eau (du robinet hein), dans sa gourde (et oui, ça y est, le plastique, c’est fini !), aperçue sur une promotion Facebook®, et achetée en ligne sur Amazon® (même pas vrai, je l’ai acheté à la BioCoop® moi !), et, comme pour conjurer le sort, on se replonge dans le documentaire du journaliste Hugo Clément. Au plus près du sauvetage de Mike Horn, l’aventurier, l’explorateur. Rien à dire, gaillard. Le type vadrouille, crapahute loin de son canapé, c’est clair. Du genre engagé même. Il ne fait pas semblant lui. L’image de sa chute est saisissante. Déjà noyé dans la nuit polaire, sur une fine, trop fine banquise, il plonge, ski au pied, dans l’eau glaciale. La faute à qui. Au réchauffement climatique. D’ailleurs, c’est un leitmotiv. Et c’est sur France 2 qu’on le dit. Les glaciers qui fondent, c’est à cause du réchauffement climatique. Mike Horn qui tombe dans l’eau, le réchauffement climatique. Heureusement, à la fin du film, le regard détaché et les yeux scrutant l’horizon, trois ours blancs apparaissent, se rapprochent du bateau. Ils sont ces symboles, ici, de la vie, de cette vie qui s’accroche, qui résiste, signal lointain, sourd mais vibrant d’un espoir, face… au réchauffement climatique pardi !
Y’a pas quelque chose qui vous gêne, vous ? Mike Horn, il va aller péter la gueule au réchauffement climatique vous croyez ? Il l’a quand même fait tomber dans l’eau. Pas sympa le réchauffement. D’ailleurs, le Mike Horn, il est parti le chercher le réchauffement climatique, en avion, puis en 4×4, dans le désert africain, et ouais. Dans les dunes, il a roulé, plein d’autocollants collés sur son t-shirt même, mais en vain. Après vous me direz, sa bagnole, oui, celle avec les autocollants RedBull dessus, comme sur son t-shirt, c’était un SVV (moi non plus je ne sais pas ce que ça veut dire), « qui consomme moins de carburant que les autres » qu’il a dit à la télé. Alors là, il ne reste plus qu’à s’incliner face à la figure médiatique, qui en fait tellement déjà pour l’environnement. Ce dernier, l’environnement, n’est d’ailleurs pas très reconnaissant apparemment, puisqu’en retour, paf le Mike Horn, à la flotte. Pas sympa le réchauffement climatique. C’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’il s’est aligné sur le Dakar, non ? Pour se venger tiens ! Et puis ça caille quand même au Pôle Nord, quelle idée. Faut savoir profiter aussi, merde, l’avait besoin, notre Mike international, comme la planète, et ouais, de se réchauffer.
Et bim, de nouveau, y’a pas un truc qui vous chagrine là ? Il a bon dos le réchauffement climatique vous ne trouvez pas ? Allez, encore une fois, on retourne sur le documentaire de France 2. 1h43 de récits et de rencontres. D’initiatives aussi, face à l’aménagement de la montagne notamment. Bienvenu en Autriche, à Pitzal. En plein été, oui oui, en plein été, des bulldozers à 3000 mètres d’altitude sur un glacier, « pour le gratter »… Les promoteurs de la station, entendez les propriétaires et les gestionnaires des remontées mécaniques, auront beau nous servir leurs discours habituels, ça fait tâche comme on dit. Le symbole est trop fort. L’image, brutale. Pourtant nous y sommes, là, en plein dedans. Peut-être le seul moment où un petit quelque chose apparaît. Les bulldozers, sur le glacier, ce n’est pas le réchauffement climatique qui les a fait venir. Ce ne serait donc pas à cause du réchauffement cette fois. Bingo. On avance. « On y voit, des tractopelles, gravir la montagne, et mordre dans le glacier déjà agonisant » nous dit la voix off, celle d’Hugo. Il faut y rajouter la bande son, pesante, grave, pour que les mots trouvent leur place. Apparaît alors Rainer, « activiste » c’est marqué en dessous. Rainer Pfluger (et ouais on est en Autriche) a réuni un groupe d’une dizaine de personnes, direction le col sur lequel devrait être construit la gare d’arrivée d’un télécabine tout neuf. Oui, sur le glacier. Et en rasant une cime. Ce qui est intéressant là, c’est le mouvement. Si c’est Rainer qui cause à la caméra, ils sont un groupe, une équipe à se déplacer, pour déplier cette banderole, plantée là comme, de nouveau, un espoir.
La dynamique est collective, l’action commune et la cause partagée. L’effort produit pour aller la planter cette banderole, est réel. En ski, avec les peaux en dessous, dans la pente, jusqu’à 3000 m, le tout à la force des guibolles, et avec volonté. Et c’est de cet effort dont il est sans doute nécessaire de se saisir. Quel effort sommes-nous prêts à fournir pour sortir du marasme individualiste dans lequel nous nous confinons (et c’est le cas de le dire) ? Sommes-nous prêts à quitter ce confort matériel durement acquis par un labeur salarié, pour, oui, éteindre la télé qui nous émeut, mais ne nous fait pas avancer ?
L’émotion, la peur aussi, comme le rappelait justement Gérald Bronner sur France Culture le 10 mars dernier, « est un produit rentable sur le marché dérégulé de l’information ». Cette information qui déverse à tout va son bricolage médiatique, délivrée par des journalistes stars aux revenus salariés indécents, diffusant en continu leurs accès à un monde qui les paye. Ils meublent, comblent le vide, remplissent le désert avançant (comme Mike Horn ?). Ils ne font rien d’autres que de légitimer leurs places, leur statuts sociaux, leurs rôles dans une société cadenacée, et dont les tout juste représentants sauvent les meubles à coup d’état d’urgence (vous vous souvenez 2005 ?) et de 49-3.
Pourtant, ci et là, la vie grouille et foisonne. Des mondes se construisent, s’expérimentent, loin de l’imaginaire d’un état-nation souverain. Rien de nouveau sous le soleil d’ailleurs. Les glaciers fondent, Mike Horn tombe dans l’eau, et France 2 est là. Et oui, il est plus simple, plus diffusable, de s’émouvoir, que de s’intéresser à ce qui se peut se tramer dans les maquis d’ici et d’ailleurs, et que France 2, pour le coup, montre peu. Car si la banquise fond, ce n’est pas à cause du réchauffement climatique. Si Mike Horn tombe dans l’eau, ce n’est pas à cause du réchauffement climatique. C’est à cause de nous. A cause de notre mode de consommation, dépendant, de nos moyens de déplacement, carbonnés. C’est le système économique qui nous domine, le capitalisme, et son idéologie, libérale, qui détruit, depuis son avènement, la biosphère, par des modes de production insoutenable socialement, et écologiquement désastreux. Alors oui, bien sûr, le service public audiovisuel nous présente de temps à autre des expériences alternatives. De l’habitat partagé, un peu de maraichage bio ici et là, et entre les deux, des déplacements à vélos sans batterie. Tant que l’origine des initiatives correspond aux modes de production de la désirabilité sociale dominante, ça passe. Ce jeune couple, travaillait depuis 10 ans dans la finance. Ils en ont eu marre, et ne trouvaient plus de sens à leur activité professionnelle (mais ont au passage fait pas mal de thunes, hein, quand même). Ils ont acheté un terrain et vivent désormais dans une yourte. Ça le fait. Il y a ces familles de cadres supérieurs aussi, qui en avait assez d’intellectualiser, et qui ont décidées d’investir, pour vivre « différemment ». C’est bon, ça passe aussi. Par contre, quand les initiatives se détachent un peu de la norme acceptable, ça commence à tousser. Il est admis d’interroger les marges, de les frôler, mais avec tous les codes libéraux et socio-démocrates en vigueur s’il vous plaît.
Pourtant, dans les marges, dans les interstices de la pensée lissée et confinée, des lieux politiques sont expulsés ici et là (des jeunes rebelles, ça leur passera), les « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes sont écrasés par l’armée (des hippies j’vous dis), et Cédric Herrou est accusé de solidarité envers des migrants, et menacé de prison avec sursis.
Alors, plutôt que de construire des justifications rassurantes et neutralisantes, appuyées sur des conséquences (le réchauffement climatique) et non des causes (le capitalisme et le libéralisme), intéressons-nous peut-être un peu plus à cette diversité sociale et culturelle nichée au ban de nos confortables représentations (et canapés). Car les gestes individuels ne suffisent pas, et ne suffiront jamais. Trier ses poubelles, boire dans sa gourde, se laver les chicots avec une brosse à dent en bambou bio-équitable, rouler en vélo électrique et recharger son smartphone au nucléaire, tout cela ne suffit pas. Tout cela ne suffira jamais. Il s’agit évidemment d’aller plus loin, de s’extraire de ses intérieurs cloisonnés. Ces petits gestes, qui n’ont d’effet à long terme que le recueil de l’assentiment de ses semblables de classe, entre distinction et appartenance, sont évidemment l’apanage et le luxe des hommes et des femmes riches. C’est commencer par la fin en quelque sorte.
La construction d’espaces partagés au sein desquels la diversité sociale serait acceptée, la richesse économique redistribuée, et la bio-sphère respectée, passe par un préalable profondément politique et radical, qui se fout de la brosse à dent en bambou. Ce préalable politique ne répond à aucun programme, ne rentre pas dans une urne, et s’ennuie sur les bancs de l’assemblée nationale. Ce préalable se nourri de l’Histoire et d’histoires. Il est notre futur, sans mode d’emploi. L’urgence comme la peur doivent arrêter de faire acheter. Des espaces, des lieux, des imaginaires reconquis peuvent surement devenir des supports d’un autre chose, d’une autre manière d’être, de produire et de se produire. Le Larousse rapporte que le confinement est « l’ensemble des conditions dans lesquelles se trouve un explosif détonant quand il est logé dans une enveloppe résistante ». Alors, explosons, la minute après avoir éteint la télé. Dès cette première minute de retrouvaille avec notre liberté. Et rapprochons-nous des glaciers. Pour de vrai.
Le 22 mars 2020
Glen Buron