Lumières et anti-Lumières – Zeev Sternhell (Le Monde – 24/04/2017)
C’est ainsi que le FN tout comme les différents groupuscules et tendances de l’extrême droite intellectuelle s’inscrivent dans la continuité d’une démarche européenne et française qui remonte au tournant du XXe siècle, quand la tradition des anti-Lumières, qui commence à la fin du XVIIIe siècle avec Johann Gottfried Herder et Edmund Burke, descend des sommets de la haute culture dans la rue.
Dans ses grandes lignes et ses principes, cette droite est toujours celle qui éveille nos craintes aujourd’hui. Elle n’est pas née au Chemin des Dames et elle n’est pas le produit des crises de l’entre-deux-guerres, dont la gravité en France n’était d’ailleurs pas comparable au désastre allemand. Sans la longue tradition nationaliste et antisémite enracinée en France depuis le boulangisme et l’affaire Dreyfus, sans la longue guerre aux Lumières et aux principes de 1789, sans le refus des normes universelles, la défaite de 1940 en elle-même ne devait pas nécessairement déboucher sur l’instauration d’une dictature par certains côtés plus dure que le régime italien, y compris ses lois raciales, souvent appliquées plus sévèrement que les lois italiennes de 1938.
Contre les acquis des Lumières
C’est dans cette continuité que s’inscrit le lepénisme, qui, autour de Marine Le Pen, fête la démonstration de son potentiel de dimanche. Il n’existe aucune raison méthodologique qui permette de penser que ce potentiel fut une fois pour toutes évacué de l’histoire de l’Europe en 1945 : la tentation nationaliste, fascisante ou fasciste est toujours présente, elle vient des profondeurs de la révolte contre les Lumières et fait partie intégrale de la culture européenne.
Elle n’est pas conservatrice, elle méprise l’ordre établi, c’est une droite révolutionnaire qui lance un appel au peuple contre la démocratie et contre les acquis des Lumières françaises. Ici, il convient évidemment de s’interroger sur notre conception de la démocratie. Le ralliement de toutes les droites européennes à la démocratie formelle – suffrage universel et respect de la loi de la majorité – est un fait acquis depuis 1945.
Mais si, en revanche, on pense que la démocratie signifie autant le respect des droits de l’homme et des valeurs essentielles des Lumières françaises que le droit de vote, c’est déjà autre chose.
Parmi ces valeurs, parmi les acquis les plus importants des Lumières françaises, il faut compter le concept de nation de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue du pays, renfermée dans de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement. » Pas un mot sur l’histoire, la culture, la langue ou la religion : c’est ainsi qu’est venu au monde le citoyen. C’est sur cette base que furent libérés par la Révolution française les juifs et les esclaves noirs, et pour la première fois dans l’histoire moderne tous les habitants d’un même pays obéissant au même gouvernement devinrent des citoyens soumis aux mêmes lois, libres et égaux en droits.
Cette vision politique et juridique de la collectivité, cette conception éclairée de la nation furent balayées par la révolte contre les Lumières françaises, appuyée par les guerres napoléoniennes, celles qu’en Allemagne on appelle les « guerres de libération » de 1813. Assurément, cette conception de la nation n’exprimait pas une réalité sociologique ou culturelle, maiselle exprimait bien l’effort héroïque fait par les penseurs des Lumières françaises pour dépasser les résistances de l’histoire et de la culture et pour affirmer l’autonomie de l’individu.
« Au tournant du XXe siècle, face à la tradition des Lumières se dresse le nationalisme tribal de “la terre et des morts” »
Toute idéologie nouvelle, on le sait, sécrète son antithèse : au tournant du XXe siècle, face à la tradition des Lumières françaises se dresse le nationalisme tribal de « la terre et des morts » (Maurice Barrès). Pour les nationalistes, les hommes sont comme les feuilles et les branches d’un arbre : ils n’ont d’existence que par l’existence de l’arbre. Cette unité homogène, quasiment une tribu, a un caractère, comme une personne : la nation est un corps, un organisme vivant ayant une âme et un génie qui lui est propre.
Le FN s’inscrit dans la continuité de cette tradition politique qui, depuis la fin du XIXe siècle, opère une claire distinction entre la qualité de Français et celle de citoyen français. N’importe qui, pense-t-on à l’extrême droite, peut profiter de cette fiction légale qui permet de devenir citoyen français, mais la carte nationale d’identité n’est pas dotée d’un quelconque don magique qui puisse faire du cœur et de l’esprit d’un Arabe d’Algérie ou d’un juif de Pologne, qu’ils soient nés en France ou ailleurs, le cœur et l’esprit d’un Français de souche. L’appartenance à une communauté nationale ne peut être affaire de choix individuel.
Défense de la civilisation chrétienne
Par ailleurs, chaque individu incarne le produit d’un environnement historique et culturel unique en son genre, il ne peut s’intégrer en un autre environnement qui, lui aussi, comme toute réalité, est sans égal. Ce qui fait qu’une communauté de citoyens, fondée sur l’idée de contrat social ou de quelque principe utilitaire, est par son essence même une communauté artificielle.
Elle est le contraire même d’une communauté fondée sur ces bases qui donnent un sens à la vie : des liens presque charnels qui unissent les membres d’une même famille, l’histoire, la culture et la religion. Pour les militants et les cadres du FN, une conception individualiste de la nation constitue à long terme un danger de mort pour la France et, selon Marine Le Pen, pour la civilisation.
Il en est de même ailleurs en Europe. Une fois encore la France donne le ton : le FN constitue le fer de lance de l’extrême droite européenne. Mais n’oublions pas que le fond catholique du lepénisme est commun aux conservateurs républicains et à la droite dure.
« D’Amsterdam à Varsovie, en passant par Hénin-Beaumont, on entend la même complainte »
Assurément, les juifs sont moins en cause que les Arabes et les autres musulmans, mais l’individualisme rousseauiste et voltairien mène à une perte d’identité nationale dans le marécage de l’Union européenne : d’Amsterdam à Varsovie, en passant par Hénin-Beaumont, on entend la même complainte. La défense de la civilisation chrétienne préoccupe de larges secteurs de la droite conservatrice allemande : c’est le réservoir où puise le parti AfD (Alternative für Deutschland), très proche du FN bien que plus intellectuel que son équivalent français, d’où les penseurs de quelque importance semblent avoir disparu. On parle de décadence, d’autodestruction culturelle et de la perte du grand héritage qui va d’Herder à Musil. En Autriche, en Hongrie et en Pologne, des thèmes comparables reviennent constamment.
Dans ces grandes lignes, c’est la politique de la haine et du ressentiment que véhicule toujours l’extrême droite européenne, héritière de la droite révolutionnaire du début du XXe siècle en France, de « la révolution conservatrice » d’antan en Allemagne. En période de paix, de prospérité et de bonheur relatif, cette négation des valeurs fondamentales des Lumières ne tire pas à conséquence dans l’immédiat. Mais viennent des temps difficiles, quand la défense de la liberté, de la justice et des droits de l’homme exige des sacrifices, le prix d’une démission peut mener au désastre.
Zeev Sternhell est membre de l’Académie israélienne des sciences et lettres, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste de l’histoire du fascisme. Il est l’auteur de « Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison. Entretiens avec Nicolas Weill » (Albin Michel, 2014). Il a également écrit « Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide » (Gallimard, 2010).