Lettre à Camille

Publié par Pierre MACIA le

Alors pour saluer ce vieux compagnon jamais rencontré des solitudes boisées, le grand texte de Romain Gary publié par le
Figaro Littéraire en mars 1968 sur les éléphants d’Afrique jettera un parallèle plein de tristesse sur l’avenir des espèces emblématiques de nos régions.

Remplacer « éléphant « par « ours des Pyrénées » pour en saisir toute l’acuité (l’actualité). Ce somptueux texte datant de 42 ans, annonçait des jours très sombres et prévoyait déjà que « dans une société, vraiment
matérialiste et réaliste, poètes, écrivains, artistes, rêveurs et
éléphants ne sont plus que des gêneurs….
 » Hasta luego hermano, adios Camille !

Monsieur et cher éléphant,

Vous vous demanderez sans doute en lisant cette
lettre ce qui a pu inciter à l’écrire un spécimen zoologique si
profondément soucieux de l’avenir de sa propre espèce. L’instinct de
conservation, tel est, bien sûr ce motif. Depuis fort longtemps déjà,
j’ai le sentiment que nos destins sont liés. En ces jours périlleux
« d’équilibre par la terreur », de massacres et de calculs savants sur le
nombre d’humains qui survivront à un holocauste nucléaire, il n’est que
trop naturel que mes pensées se tournent vers vous.

À mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous
représentez à la perfection tout ce qui est aujourd’hui menacé
d’extinction au nom du progrès, de l’efficacité, du matérialisme
intégral, d’une idéologie ou même de la raison car un certain usage
abstrait et inhumain de la raison et de la logique se fait de plus en
plus le complice de notre folie meurtrière. Il semble évident
aujourd’hui que nous nous sommes comportés tout simplement envers
d’autres espèces, et la vôtre en particulier, comme nous sommes sur le
point de le faire envers nous-mêmes.

C’est dans une chambre d’enfant, il y a près d’un
demi-siècle, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Nous
avons pendant des années partagé le même lit et je ne m’endormais
jamais sans embrasser votre trompe, sans ensuite vous serrer fort dans
mes bras jusqu’au jour où ma mère vous emporta en disant, non sans un
certain manque de logique, que j’étais désormais un trop grand garçon
pour jouer avec un éléphant. Il se trouvera sans doute des psychologues
pour prétendre que ma « fixation » sur les éléphants remonte à cette
pénible séparation, et que mon désir de partager votre compagnie est en
fait une forme de nostalgie à l’égard de mon enfance et de mon innocence
perdues. Et il est bien vrai que vous représentez à mes yeux un symbole
de pureté et un rêve naïf, celui d’un monde où l’homme et la bête
vivraient pacifiquement ensemble.

Des années plus tard, quelque part au Soudan, nous
nous sommes de nouveau rencontrés. Je revenais d’une mission de
bombardement au-dessus de l’Ethiopie et fis atterrir mon avion en piteux
état au sud de Khartoum, sur la rive occidentale du Nil. J’ai marché
pendant trois jours avant de trouver de l’eau et de boire, ce que j’ai
payé ensuite par une typhoïde qui a failli me coûter la vie. Vous m’êtes
apparu au travers de quelques maigres caroubiers et je me suis d’abord
cru victime d’une hallucination. Car vous étiez rouge, d’un rouge
sombre, de la trompe à la queue, et la vue d’un éléphant rouge en train
de ronronner assis sur son postérieur, me fit dresser les cheveux sur la
tête. Hé oui ! vous ronronniez, j’ai appris depuis lors que ce
grondement profond est chez vous un signe de satisfaction, ce qui me
laisse supposer que l’écorce de l’arbre que vous mangiez était
particulièrement délicieuse.

Il me fallut quelque temps pour comprendre que si
vous étiez rouge, c’est parce que vous vous étiez vautré dans la boue,
ce qui voulait dire qu’il y avait de l’eau à proximité. J’avançai
doucement et à ce moment vous vous êtes aperçu de ma présence. Vous avez
redressé vos oreilles et votre tête parut alors tripler de volume,
tandis que votre corps, semblable à une montagne disparaissait derrière
cette voilure soudain hissée. Entre vous et moi, la distance n’excédait
pas vingt mètres, et non seulement je pus voir vos yeux, mais je fus
très sensible à votre regard qui m’atteignit si je puis dire, comme un
direct à l’estomac. Il était trop tard pour songer à fuir. Et puis, dans
l’état d’épuisement où je me trouvais, la fièvre et la soif
l’emportèrent sur ma peur. Je renonçai à la lutte. Cela m’est arrivé à
plusieurs reprises pendant la guerre : je fermais tes yeux, attendant la
mort, ce qui m’a valu chaque fois une décoration et une réputation de
courage.

Quand j’ouvris de nouveau les yeux, vous dormiez.
J’imagine que vous ne m’aviez pas vu ou pire vous m’aviez accordé un
simple coup d’oeil avant d’être gagné par le sommeil. Quoi qu’il en
soit, vous étiez là ; la trompe molle, les oreilles affaissées, les
paupières abaissées et, je m’en souviens, mes yeux s’emplirent de
larmes. Je fus saisi du désir presque irrésistible de m’approcher de
vous, de presser votre trompe contre moi, de me serrer contre le cuir de
votre peau et puis là, bien à l’abri, de m’endormir paisiblement. Une
impression des plus étranges m’envahit. C’était ma mère, je le savais,
qui vous avait envoyé. Elle s’était enfin laissée fléchir et vous
m’étiez restitué.

Je fis un pas dans votre direction, puis un autre…
Pour un homme aussi profondément épuisé que j’étais en ce moment-là, il
se dégageait de votre masse énorme, pareille à un roc, quelque chose
d’étrangement rassurant. J’étais convaincu que si je parvenais à vous
toucher, à vous caresser, à m’appuyer contre vous, vous alliez me
communiquer un peu de votre force vitale. C’était l’une de ces heures où
un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive
même de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon
regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants.

J’étais tout près de vous quand je fis un faux pas
et tombai. C’est alors que la terre trembla sous moi et le boucan le
plus effroyable que produiraient mille ânes en train de braire à
l’unisson réduisit mon coeur à l’état de sauterelle captive. En fait, je
hurlais, moi aussi et dans mes rugissements il y avait toute la force
terrible d’un bébé de deux mois. Aussitôt après, je dus battre sans
cesser de glapir de terreur, tous les records des lapins de course. Il
semblait bel et bien qu’une partie de votre puissance se fût infusée en
moi, car jamais homme à demi-mort n’est revenu plus rapidement à la vie
pour détaler aussi vite En fait, nous fuyions tous les deux mais en sens
contraires.

Nous nous éloignions l’un de l’autre, vous en
barrissant, moi en glapissant, et comme j’avais besoin de toute mon
énergie, il n’était pas question pour moi de chercher à contrôler tous
mes muscles. mais passons là-dessus, si vous le voulez bien. Et puis,
quoi, un acte de bravoure a parfois de ces petites répercussions
physiologiques. Après tout, n’avais-je pas fait peur à un éléphant ?

Nous ne nous sommes plus jamais rencontrés et
pourtant dans notre existence frustrée, limitée, contrôlée, répertoriée,
comprimée, l’écho de votre marche irrésistible, foudroyante, à travers
les vastes espaces de l’Afrique, ne cesse de me parvenir et il éveille
en moi un besoin confus. Il résonne triomphalement comme la fin de la
soumission et de la servitude, comme un écho de cette liberté infinie
qui hante notre âme depuis qu’elle fut opprimée pour la première fois.

J’espère que vous n’y verrez pas un manque de
respect si je vous avoue que votre taille, votre force et votre ardente
aspiration à une existence sans entrave vous rendent évidemment tout à
fait anachronique. Aussi vous considère-t-on comme incompatible avec
l’époque actuelle. Mais à tous ceux parmi nous qu’éc¦urent nos villes
polluées et nos pensées plus polluées encore, votre colossale présence,
votre survie, contre vents et marées, agissent comme un message
rassurant. Tout n’est pas encore perdu, le dernier espoir de liberté ne
s’est pas encore complètement évanoui de cette terre, et qui sait ? si
nous cessons de détruire les éléphants et les empêchons de disparaître,
peut-être réussirons-nous également à protéger notre propre espèce
contre nos entreprises d’extermination.

Si l’homme se montre capable de respect envers la
vie sous la forme la plus formidable et la plus encombrante – allons,
allons, ne secouez pas vos oreilles et ne levez pas votre trompe avec
colère, je n’avais pas l’intention de vous froisser – alors demeure une
chance pour que la Chine ne soit pas l’annonce de l’avenir qui nous
attend, mais pour que l’individu, cet autre monstre préhistorique
encombrant et maladroit, parvienne d’une manière ou d’une autre à
survivre.

Il y a des années, j’ai rencontré un Français qui
s’était consacré, corps et âme, à la sauvegarde de l’éléphant d’Afrique.
Quelque part, sur la mer verdoyante, houleuse, de ce qui portait alors
le nom de territoire du Tchad, sous les étoiles qui semblent toujours
briller avec plus d’éclat lorsque la voix d’un homme parvient à s’élever
plus haut que sa solitude, il me dit : « Les chiens, ce n’est plus
suffisant. Les gens ne se sont jamais sentis plus perdus, plus
solitaires qu’aujourd’hui, il leur faut de la compagnie, une amitié plus
puissante, plus sûre que toutes celles que nous avons connues.

Quelque chose qui puisse réellement tenir le coup.
Les chiens, ce n’est plus assez. Ce qu’il nous faut, ce sont les
éléphants ». Et qui sait ? I1 nous faudra peut-être chercher un
compagnonnage infiniment plus important, plus puissant encore…

Je devine presque une lueur ironique dans vos yeux à
la lecture de ma lettre. Et sans doute dressez-vous les oreilles par
méfiance profonde envers toute rumeur qui vient de l’homme. Vous a-t-on
jamais dit que votre oreille a presque exactement la forme du continent
africain ? Votre masse grise semblable à un roc possède jusqu’à la
couleur et l’aspect de la terre, notre mère. Vos cils ont quelque chose
d’inconnu qui fait presque penser à ceux d’une fillette, tandis que
votre postérieur ressemble à celui d’un chiot monstrueux.

Au cours de milliers d’années, on vous a chassé
pour votre viande et. votre ivoire, mais c’est l’homme civilisé qui a eu
l’idée de vous tuer pour son plaisir et faire de vous un trophée. Tout
ce qu’il y a en nous d’effroi, de frustration, de faiblesse et
d’incertitude semble trouver quelque réconfort névrotique à tuer la plus
puissante de toutes les créatures terrestres. Cet acte gratuit nous
procure ce genre d’assurance « virile » qui jette une lumière étrange sur
la nature de notre virilité.

Il y a des gens qui, bien sûr, affirment que vous
ne servez à rien, que vous ruinez les récoltes dans un pays où sévit la
famine, que l’humanité a déjà assez de problèmes de survie dont elle
doit s’occuper sans aller encore se charger de celui des éléphants. En
fait, ils soutiennent que vous êtes un luxe que nous ne pouvons plus
nous permettre.

C’est exactement le genre d’ arguments qu’utilisent
les régimes totalitaires, de Staline à Mao, en passant par Hitler, pour
démontrer qu’une société vraiment rationnelle ne peut se permettre le
luxe de la liberté individuelle. Les droits de l’homme sont, eux aussi,
des espèces d’éléphants. Le droit d’être d’un avis contraire, de penser
librement, le droit de résister au pouvoir et de le contester, ce sont
là des valeurs qu’on peut très facilement juguler et réprimer au nom du
rendement, de l’efficacité, des « intérêts supérieurs » et du rationalisme
intégral.

Dans un camp de concentration en Allemagne, au
cours de la dernière guerre mondiale, vous avez joués, monsieur et cher
éléphant, un rôle de sauveteur. Bouclés derrière les barbelés, mes amis
pensaient aux troupeaux d’éléphants qui parcouraient avec un bruit de
tonnerre les plaines sans fin de l’Afrique et l’image de cette liberté
vivante et irrésistible aida ces concentrationnaires à survivre. Si le
monde ne peut plus s’offrir le luxe de cette beauté naturelle, c’est
qu’il ne tardera pas à succomber à sa propre laideur et qu’elle le
détruira… Pour moi, je sens profondément que le sort de l’homme, et sa
dignité, sont en jeu chaque fois que nos splendeurs naturelles, océans,
forêts ou éléphants, sont menacées de destruction.

Demeurer humain semble parfois une tache presque
accablante ; et pourtant, il nous faut prendre sur nos épaules an cours
de notre marche éreintante vers l’inconnu un poids supplémentaire :
celui des éléphants. Il n’est pas douteux qu’au nom d’un rationalisme
absolu il faudrait vous détruire, afin de nous permettre d’occuper toute
la place sur cette planète surpeuplée. Il n’est pas douteux non plus
que notre disparition signifiera le commencement d’un monde entièrement
fait pour l’homme. Mais laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans
un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y
eût pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce
seront des robots. Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement
notre propre ¦uvre. Nous sommes condamnés pour toujours à dépendre d’un
mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer et votre
présence parmi nous évoque une puissance créatrice dont on ne peut
rendre compte en des termes scientifiques ou rationnels, mais seulement
en termes où entrent teneur, espoir et nostalgie. Vous êtes notre
dernière innocence.

Je ne sais que trop bien qu’en prenant votre parti –
mais n’est-ce pas tout simplement le mien ? – je serai immanquablement
qualifié de conservateur, voire de réactionnaire, « monstre » appartenant à
une autre évoque préhistorique : celle du libéralisme. J’accepte
volontiers cette étiquette en un temps où le nouveau maître à penser de
la jeunesse française, le philosophe Michel Foucault, annonce que ce
n’est pas seulement

Dieu qui est mort disparu à jamais, mais l’Homme lui-même, l’Homme et l’Humanisme.

C’est ainsi, monsieur et cher éléphant, que nous
nous trouvons, vous et moi, sur le même bateau, poussé vers l’oubli par
le même vent puissant du rationalisme absolu. Dans une société, vraiment
matérialiste et réaliste, poètes, écrivains, artistes, rêveurs et
éléphants ne sont plus que des gêneurs.

Je me souviens d’une vieille mélopée que chantaient des piroguiers du fleuve Chari en Afrique centrale.

Nous tuerons le grand éléphant

Nous mangerons le grand éléphant
 Nous entrerons dans son ventre

Mangerons son coeur et son foie
(..)

Croyez-moi, votre ami bien dévoué.
Romain Gary

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