Marcher, grimper une philosophie…
Les Pyrénées. Le Mont-Blanc. L’Himalaya. La montagne. Là-haut… Pourquoi y aller ? Ces deux auteurs n’apportent pas de réponse. Il ne faut pas rêver. Pas la peine d’acheter leurs livres…Ils sont comme nous. Malgré leurs savoirs, ils tournent autour du pot et restent béats devant la beauté, la lumière, l’immensité du jeu, du je qui nous transporte à chaque fois que l’on boucle le sac à dos et qu’on lasse les chaussures.
« A question naïve, réponse d’enfant : « Parce que ! » Parce qu’elle est là. Parce qu’elle donne envie… Elle charme. Elle excite. Elle vampe. » Dis le philosophe, montagnard et naturaliste Yves Paccalet.
Lionel Terray, dans Les Conquérants de l’inutile explique qu’on escalade sans raison ; parce qu’il y a quelque chose à gravir, un point, c’est tout.
« Rien n’oblige l’homme à grimper, sauf la curiosité. Rien ne l’y contraint, sauf le plaisir du roc et de la glace. Rares sont les animaux qui montent pour monter. Peut-être le condor ou l’aigle… Le besoin de voir ailleurs caractérise notre espèce. Homo sapiens veut regarder, écouter, toucher, goûter, renifler ce qu’il y a sur la cime ; à la frontière de la terre et du ciel. Monter ne sert à rien : par conséquent, c’est l’activité la plus humaine ; comme de traverser l’océan à la voile ou le Sahara en méharée ; comme de descendre dans un gouffre de la terre ou de s’enfermer dans une cabine spatiale. » Dit ce même Paccalet.
Patrick Dupouey, philosophe et grimpeur tente de répondre en 31 petits chapitres aux thématiques les plus diverses. Il tire des plus grands philosophes la matière de ses textes, essaye de nous convaincre qu’il y a une vraie raison à tout ça. Comme le prof de philo qu’il est, il nous amène sur les pas de Nietzsche, Schopenhauer, Hugo, Rousseau. Ils sont sympas avec nous et tentent de se mettre à notre portée… Mais même si on voyage dans les sublimes lignes, la beauté des montagnes surpasse tout, nous enivre, nous défait et nous laisse sur le carreau. Les philosophes ont ce pouvoir de libérer l’esprit, d’émerveiller le réel, de le disloquer pour mieux l’expliquer. A la prodigieuse beauté des montagnes ils offrent la formidable gymnastique de leurs savoirs. Écoutons Nietzsche…c’est un rêve : « Par-dessus les collines qui se succèdent comme des vagues, à travers les pins austères et les vieux sapins, je fixe mon regard sur un petit lac dont l’eau verte est laiteuse. Autour de moi, des rochers de toutes formes, des herbages bariolés de fleurs. Quelques vaches, au loin, isolées les unes, groupées les autres, se détachant dans la clarté du soir avec une singulière netteté : d’autres plus près, moins dessinées ; tout cela, tranquille dans la paix et l’assouvissement du jour tombant. [.] A droite, au-dessus d’une large ceinture de forêts, des pans de roc, des champs de neige ; à gauche, deux énormes dents de glace, bien au-dessus de moi, dans un voile de brume claire. Tout cela grand, calme, lumineux. Cette beauté, soudain, et d’un coup aperçue, touchait jusqu’au frisson, jusqu’à faire entrer dans l’âme une adoration muette pour cet instant révélateur. »
Il est difficile dans le Dupouey d’extraire une ligne plus qu’une autre, un
paragraphe plus qu’autre. Patrick Dupouey est un vrai grimpeur, fort,
érudit et prof de philo. Sa connaissance du sujet est abyssale et le
livre achevé, on a envie de se jeter sur Nietzsche, Épicure, Hegel. Mais sa connaissance de l’histoire de l’alpinisme est au moins aussi grande que sa passion pour la philosophie et ceux qui n’arriveront pas à plonger dans Kant trouveront par-ci par-là quelques savoureuses anecdotes comme ces mots de Whymper jaugeant le panorama du Cervin dont il est le premier à fouler la cime : « Très beau, mais il manque le Cervin » ! ou Victor Hugo évoquant Gavarnie : « l’édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des architectes.«
La démarche de Frédérix Gros est sensiblement la même. Pour lui la marche est une expérience philosophique qui touche à la quête spirituelle. Il attaque le premier chapitre en militant de la décroissance et finit son livre dans les transes bouddhistes des Lung-gom-pa, ces marcheurs de l’extase qui traversent les plateaux tibétains à la vitesse d’un train de marchandise.Tendons l’oreille :
« Marcher n’est pas un sport.
Le sport c’est une question de technique et de règles, de scores et de compétition, nécessitant tout un apprentissage : connaître les positions, incorporer les bons gestes. Et puis viennent longtemps après, l’improvisation et le talent.
Le sport, ce sont des scores : quelle est ta place ? Quel est ton temps ? Quel résultat ? Toujours le même partage du vainqueur et du vaincu, comme à la guerre – il y a une parenté entre la guerre et le sport dont la guerre tire son honneur et le sport son déshonneur : du respect de l’adversaire à la haine de l’ennemi. [.] Marcher n’est pas un sport. Mettre un pied devant l’autre, c’est un jeu d’enfant. Pas de résultat, pas de chiffre quand on se rencontre : le marcheur dira quel chemin il a pris, sur quel sentier s’offre le plus beau paysage, la vue qu’on a depuis tel promontoire. [.]La marche, on n’a rien trouvé de mieux pour aller plus lentement. Pour marcher, il faut d’abord deux jambes. Le reste est vain. »
Alors fourbus par tant de savoir, ébouriffés par le vent de la philosophie, laissons la conclusion à Yves Paccalet : « Les mots « ascension » et « ascèse » sont cousins : l’un traduit l’investissement physique, l’autre la quête spirituelle. Ils se combinent lorsqu’on monte. On grimpe pour donner de l’expansion à son âme. Durant l’effort, le muscle et le poème se mélangent. Ils se nourrissent l’un l’autre. Ils s’exaltent et profitent de leur union pour croître. De temps à autre, une folie en résulte. Douce ou furieuse. » »
Marcher, une philosophie de Frédéric Gross – Edition Carnetsnord -200 pages – 17 euros
Pourquoi grimper sur les montagnes ? de Patrick Dupouey – Editions Aléas – 191 pages – 12 euros – En vente à la Maison de la Montagne