« Ma place était là-haut. » par René Desmaison – Sauvetage des Drus – Paris Match septembre 1966

Publié par Pierre MACIA le

René Desmaison raconte (cliquez sur les images pour les agrandir) :
Jeudi 18 août : on ne parle toujours dans la vallée que des naufragés du Dru. Quant à moi, je suis inquiet sur les possibilités de sauvetage. La vire du rappel pendulaire se trouve sous les grands surplombs de la face ouest. Le temps est orageux. Les atteindre par le haut, comme on tente de le faire, me semble problématique. Les moyens employés sont certes importants, mais, à mon avis, des cordées plus légères montant par la face ouest auraient plus de chance. J’ai envie d’y aller. Je ne peux pas. Je dois conduire deux alpinistes dans la face nord du pic Albert. Je demande à ma femme de prendre tous les renseignements possibles sur le sauvetage.
Le mauvais temps me retarde dans mon ascension et je ne rentre à Chamonix qu’à 23 heures. Depuis 6 heures du matin, je grimpe et  marche sans interruption. Enfin le chalet, la chaleur du foyer.
Au Dru, rien de nouveau. Les renseignements obtenus par ma femme sont assez sombres. Le bureau ne fera rien si on ne lui demande pas ; c’est l’affaire de l’E.H.M. Pour moi, il n’est plus question de demander une quelconque permission. Je dois partir au plus vite.
J’apprends que Gary Hemming et cinq de ses compagnons sont montés le jour même au pied du Dru. Demain ils tenteront l’ascension de la face ouest. Je connais particulièrement bien cette paroi, j’en ai fait quatre fois l’ascension. Dont la première hivernale, la première solitaire, la première descente en rappel. Ma place est là-haut, il ne faut plus attendre.

Vendredi 19 août – 15h30
J’aborde le couloir de la face ouest. L’aspirant guide Vincent Mercié m’accompagne. Rapidement nous remontons les trois cents premiers mètres du couloir. Le temps est chaud. 17h30 : neige. Les pierres commencent à tomber dans ce couloir de la mort. 18 heures : sur la rive gauche du couloir nous installons notre bivouac. Il neige plus fort, nous sommes mouillés, la nuit s’annonce mal.
Cent mètres plus haut, au début des terrasses, Hemming et ses compagnons se préparent aussi pour la nuit.

Samedi 20 août : 9 heures
Nous avons rejoint Hemming. Au total nous sommes huit. Nous décidons de diviser l’équipe en deux. Une équipe légère, rapide, une deuxième équipe plus lourde pour transporter le matériel pour équiper la descente. Hemming étant le premier sur place, je le laisse passer devant. Quelques mètres derrière, j’enchaine l’escalade. Le temps est mauvais, l’eau coule sur la paroi, le brouillard s’épaissit.
17 heures : dans le mur de quarante mètres un piton cède, je fais une chute de huit mètres. Rien de grave, il faut continuer.
23h30 : nous prenons pied sur le bloc coincé. Quatre vingt dix mètres plus haut, en plein ciel, l’étroite vire où depuis si longtemps les alpinistes allemands attendent. Entre deux nuages, j’aperçois par moments les lumières de la lointaine vallée, les lumières de la vie. Les nuits sont longues pour les prisonniers de la montagne. Nous lançons des cris vers le haut. Silence complet. Hemming me dit : « ils sont peut-être morts »
Dimanche 21 : 7 heures du matin
Nous commençons l’escalade du dièdre de quatre-vingt-dix mètres.
11h30 : nous sommes à la hauteur des naufragés mais nous ne pouvons encore les apercevoir. La dalle du rappel pendulaire, qui est légèrement bombée, nous cache encore l’îlot du vertige. Hermann, Heinz doivent entendre les coups de marteaux sur les pitons, les mots simples que nous échangeons. « Bloque la rouge, bloque la bleue, laisse venir les deux. «  C’est ainsi que les manœuvres de cordes doivent s’exécuter, précises, rapides, comme sur un voilier.
La cordée c’est un peu un navire. La mer, la montagne, la tempête, c’est le même combat. Revenir au port.
Cette expédition, c’est la tour de Babel, allemands, anglais, américains, français.

Hemming crie aux allemands : « comment ça va ? »  Heinz réponds: « Gut » «  Hemming : « We are coming » (on arrive.)
Tout va bien, pas de dégâts. J’ai hâte de les voir, voir leur sourire. Leur joie, c’est aussi la mienne – la nôtre.
Hemming pose une corde de rappel et, par l’ancienne corde pourrie par les années et les tempêtes, rejoint les deux allemands. La liaison est faite, tout est bien.
Venant de la face nord, une autre cordée apparaît en bordure de la face ouest, un peu au-dessus de nous. Vingt mètres nous séparent, c’est peu, mais entre ces vingt mètres sept cents mètres d’abîme.
Yves Pollet-Villard, qui dirige cette équipe de l’Ecole nationale d’alpinisme, me demande : « René que comptes-tu faire ? Descendre par la face ouest. «  Yves : « Franco (directeur de l’ENSA) demande que vous vous mettiez sous ma direction et veut faire évacuer les allemands par la face nord. Pas d’accord. Il faut pour cela installer un système de va-et-vient entre la face nord et la face ouest, ce qui demandera, pour évacuer les alpinistes une demi-journée d’efforts. Il est déjà midi, donc ce serait un bivouac en face nord. Si le mauvais temps revient, les deux allemands déjà très fatigués ne résisteront peut-être pas à une nouvelle nuit. Les conditions, tu le sais, sont plus rudes en face nord qu’en face ouest. La traversée sous la niche serait très pénible pour eux et dangereuse. Il y a d’autre part, des risques de chute de pierres. Notre matériel se trouve au pied du dièdre de quatre-vingt-dix mètres et quatre de nos compagnons doivent nous rejoindre ce soir avec le matériel de descente. La directe américaine est certes plus difficile, mais dénuée de tout danger objectif, c’est seulement une question de capacité. »
Yves me redit que c’est un ordre de Franco qu’il me transmet, je réponds : « je ne dépends pas de Franco, je ne fais pas partie de l’ENSA. «  Hemming est d’accord avec moi.
Yves : «  je ne sais pas ce qui se passe au-dessus de nous, cinquante mètre plus haut c’est un véritable « bintz ». Il y a des gars qui descendent sur des cordes, l’un de s’est enroulé dans une corde et il appelle à l’aide. » Quelque minutes plus tard Yves m’apprend que l’alpiniste est mort.
Deux sauvés, au même instant un mort. Pourquoi ?…
Gérard Devouassoud (vice président des guides de Chamonix) dit à Hemming : « si tu penses qu’il est préférable pour toi de descendre par la face ouest, fais ce que tu veux. »
Par le rappel pendulaire, je rejoins la vire des deux allemands. Quelques mots, un sourire, ils ne savent pas encore que l’un de leurs camarades vient de mourir pour eux.
L’incroyable descente commence. Le vide est immense. Les cordes et les bras solides. Au bloc coincé nous retrouvons la cordée de soutien. Le dernier bivouac, demain, peut-être, Chamonix.
Il neige, je regarde ma montre, 2 heures du matin. Encore trois heures avant le jour. Au loin, un éclair, grondements de tonnerre, l’orage se rapproche à une vitesse incroyable. L’emplacement où je suis couché est si étroit que j’ai dû m’attacher au rocher pour ne pas basculer dans le vide. En même temps que l’éclair, une violente décharge me traverse le corps, malgré moi j’ai crié. Une odeur de soufre flotte dans l’air. Nous sommes au cœur de l’orage. Impossible de bouger. Un terrible silence  pèse sur nous. Une explosion de fin du monde éclate dans ma tête. Une deuxième décharge me parcourt de la tête aux pieds. Lentement la peur nous pénètre.
Mes compagnons semblent recevoir des décharges moins violentes. Quelques secondes…pour la troisième fois, je suis frappé avec une violence inouïe par la foudre. Allongé sur la neige, je ne retrouve plus ma respiration. J’ai mal partout.
Mon compagnon Vincent couché près de moi est touché par la même décharge. « Vincent, il faut partir de là. » mais le vide nous entoure. J’ai tout à coup le sentiment que le prochain coup de foudre sera le bon, j’ai atrocement peur. A quatre-vingts centimètres de ma tête, est suspendu un paquet de pitons et de mousquetons. Cette masse de métal fait paratonnerre, il faut absolument la décrocher. J’ai peur de toucher ces pitons mais très vite je me décide, c’est la seule chance.
Je lance les pitons plus loin dans la neige. Au même instant, une quatrième décharge me renverse sur la neige. Je suffoque, je gémis, mon impuissance devant ce danger augmente mon angoisse.
La neige tombe plus épaisse, le calme revient. Jusqu’au jour je fais des efforts pour retrouver une respiration normale et je réalise alors combien j’étais commotionné.
Au matin, ma femme avec qui je communique chaque jour par radio, comprend à ma voix qu’il s’est passé quelque chose dans la nuit, elle non plus n’a pas dormi. Elle sait combien l’orage est terrible sur les Dru.
Lundi 22 – 7 heures.
La longue descente dans le vide commence. Rappel après rappel, nous approchons du glacier des Dru.
Des amis nous attendent : l’E.H.M, des gendarmes de haute montagne, tous des guides et des alpinistes, des hommes au grand cœur.

Bibliographie:
Guido Magnone, La face ouest des Drus, Amiot-Dumont, coll. « Bibliothèque de l’Alpinisme », 1953
Georges Livanos, Au-delà de la verticale, Arthaud, 1987 (1re éd. 1958)
Walter Bonatti, À mes montagnes, Arthaud, 1962
René Desmaison, La montagne à mains nues, Flammarion, 1971
Joe Brown, The hard Years, 1967
James Ramsey Ullman, Straight up: the life and death of John Harlin, Doubleday, 1968
Don Whillans et Alick Ormerod, Don Whillans : portrait of a mountaineer, Heinemann, 1971, chap. X « The West face of the Dru »
François Labande, La chaîne du Mont-Blanc : Guide Vallot. Sélection de voies, t. 2 : À l’est du col du Géant, Éditions Arthaud, 1987

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