Walter Bonatti, le dernier des géants
…Avec lui, l’alpinisme perd son prophète, qui, entre 1955 et 1963, a déterminé tout à la fois, une pratique et un art, avec une vision si juste que sa définition de l’exercice est, aujourd’hui encore, tenue pour définitive. Qu’est-ce que l’alpinisme ? « Une recherche de soi-même ne cessait-il de répéter. Ajoutant : La montagne n’est ni bonne ni mauvaise. C‘est un révélateur, un miroir. Elle commande, à celui qui s’y aventure, de se déterminer en tant qu’individu avant qu’il ne prenne son destin à bras-le-corps. »
La carrière de Walter Bonatti fut brève mais lumineuse. « La vie rêvée, soulignait-il d’une autre délicieuse formule, doit obéir aux états qui déterminent le cours d’une rivière : la source (autrement dit la considération des expériences passées.), le fil de l’eau (la perception de la beauté des choses) et le lit proprement dit, garant des inondations qui guettent (l’indispensable respect des règles). »
Bonatti s’est d’autant plus nourri d’excellence qu’il a préalablement connu la faim. Au sorti d’une guerre misérable, près de Bergame où il est né, il a vu les cadavres criblés de plomb des partisans et le visage des traitres défigurés à coup de bottes. Et le couple Mussollini livré à demi nu à la vindicte populaire.
Déstabilisé, le jeune homme s’est jeté dans l’alpinisme parce que , croyait-il, le mensonge y était impossible. Il aspirait à d’autres valeurs, d’autres référents. Le mont Blanc par exemple qui, disait-il encore, fut pour lui « un père en ce qu’il ne cessa de me donner des leçons définitives. »Lorsqu’il se lance en 1948, à l’age de dix huit ans, sur le flanc du Campaniletto, Bonatti utilise un sac à pain percé de deux trous en guise de passe-montagne et dispose, à défaut de corde, d’une ficelle de chanvre usée. Mais il est heureux. En route vers un avenir qu’il imagine « mystérieux et impossible ». Dans les Dolomites, dans les alpes, le groupe, la cordée s’imposent. Et jusqu’en Himalaya où l’effort national l’invite à participer à la conquête du K2 (8611m). Sa prison et sa libération. Le 30 juillet 1954, le dévoué ravitaille en oxygène Compagnoni et Lacedelli, désignés pour le sommet. Son devoir accompli, il est pris dans la tourmente et abandonné pour le compte ! Jamais le revenant ne pardonnera. Ni aux vainqueurs, ni à l’opinion longtemps manipulée malgré elle. Du pilier sud-ouest des Drus, son chef- d’œuvre, bouclé en cinq jours avec six malheureux coins de bois, à l’éperon Walker des Grandes Jorasses où il restera suspendu 43 heures à un piton, c’est désormais en solitude que l’alpiniste offensé retrouvera sa force et, partant, son équilibre. « Peut être suis-je constamment à grimper mais comme le Sisyphe d’Albert Camus je suis un condamné heureux. »
En 1965, en plein d’hiver et en catimini, il décide de s’attaquer à la face nord du Cervin. Un absolu en guise de salut. A trente-cinq ans seulement, Bonatti tire sa révérence soucieux de ne pas galvauder ses valeurs, heureux surtout d’avoir « vécu une aventure à dimension humaine, comme celle que David a menée face à Goliath. »
Il visitera les beautés du monde. Du Klondike à l’Antarctique, du Salto de Angel à l’ile Komodo. Déçu des évolutions de l’alpinisme des années 80, trop encombré de compétiteurs et de collectionneurs à son gout, mais rassuré aussi de constater que, ici et là, une poignée de jeunes recrues tentent, depuis quelques années, de renouer avec l’inégalable soif d’épure dont il avait fait son crédo.
Benoît Heimermann