René Daumal, la Montagne comme langage

Publié par Pierre MACIA le

  

Une fois encore, j’avais voulu flairer l’haleine verdâtre d’une crevasse, palper une dalle, me glisser entre des blocs croulants, assurer une cordée, peser les va-et-vient d’un coup de vent, écouter l’acier tinter sur la glace et les petits morceaux cristallins dévaler vers le piège de la rimaye trompeuse – machine à tuer poudrée et drapée de gemmes – tracer une piste dans les diamants et la farine, me confier à deux brins de chanvre, et manger des pruneaux au centre de l’espace. Traversant de haut en bas une nappe de nuages, je m’étais arrêté, aux premiers saxifrages, devant une grande chute de séracs, gigantesque écharpe aux plus nacrés qui, spiralement, descendait vers le grand désert de pierres du fond.
   Il me fallait maintenant, pour longtemps, rester en bas, couché, ou à cueillir des fleurs, mon piolet sous une armoire. Alors je me souvins que j’étais, de mon métier, littérateur. Et que j’avais une belle occasion d’employer ce métier à sa fin ordinaire, qui est de parler au lieu de faire. Ne pouvant courir les montagnes, je les chanterais d’en bas. Je dois convenir que j’eus cette intention. Mais, heureusement, elle répandait en moi une odeur repoussante : l’odeur de cette littérature qui n’est qu’un pis-aller, l’odeur des paroles que l’on aligne pour se dispenser d’agir, ou pour se consoler de ne pas pouvoir.
Je me mis à penser plus sérieusement, avec la lourdeur et la gaucherie dont on remue alors la pensée, lorsqu’on a vaincu son corps en vainquant le rocher et la glace. Je ne parlerais pas de la montagne, mais par la montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne, qui est la voie unissant la terre au ciel, et j’en parlerais non pas pour me résigner, mais pour m’exhorter.
  Et toute l’histoire – mon histoire jusqu’à ce jour, vêtue de mots de montagne – fut tracée devant moi. Toute une histoire qu’il me faudra maintenant le temps de raconter ; et il me faudra aussi le temps d’achever de la vivre.
Avec un groupe de camarades, je partais à la recherche de la Montagne qui est la voie unissant la Terre au Ciel ; qui doit exister quelque part sur notre planète, et qui doit être le séjour d’une humanité supérieure cela fut prouvé rationnellement par celui que nous appelions le Père Sogol, notre ainé dans les choses de la montagne, qui fut le chef de l’expédition.
   Et voici que nous avons abordé au continent inconnu, noyau de substances supérieures implanté sur la croûte terrestre, protégé des regards et de la curiosité et de la convoitise par la courbure de son espace – comme une goutte de mercure, par sa tension superficielle, reste impénétrable au doigt qui cherche à en toucher le centre. Par nos calculs – ne pensant à rien d’autre -, par nos désirs – laissant tout autre espoir -, par nos efforts – renonçant à toute aise -, nous avions forcé l’entrée de ce nouveau monde. Ainsi nous semblait-il. Mais nous sûmes plus tard que, si nous avions pu aborder au pied de Mont Analogue, c’est que pour nous les portes invisibles de cette invisible contrée avaient été ouvertes par ceux qui en ont la garde.

René Daumal, Le Mont Analogue, Editions Gallimard, 1932