Archimède, Descartes et Ray Jardine, une brève histoire de cames et de Friends
Un dénommé Abalakov fut le premier à imaginer le principe dit « de la surface courbe à angle constant », avec une came basée sur la spirale logarithmique : la came Abalakov. Etudiée pour qu’une charge produise une force de rotation, la forme de la came logarithmique permet au dispositif de tenir dans des fissures tout en restant stable.
En 1973, Greg Lowe déposa un brevet pour une version à ressort de la came Abalakov.
Les coinceurs mécaniques modernes ont été inventés par Ray Jardine en 1974 et commercialisés sous le nom de « Friends ». Ray Jardine conçut un modèle à cames multiples en opposition et à ressort et un mécanisme de gâchette permettant de placer et extraire l’amicale invention.
Ray Jardine voulait nommer son invention : les Grappers. Un quiproquo donnera finalement à son engin son célèbre nom. Sentant qu’il avait fait une invention extraordinaire, tout en voulant protéger tant de mois de travail, pendant quelques temps Jardine ne grimpa qu’avec des amis de confiance. Il ne montra ces coinceurs à cames qu’à quelques proches. Les coinceurs étaient cachés sous le pull-over jusqu’aux pieds des voies et sortis à l’abri des regards indiscrets. Un jour, au pied d’une voie, l’alpiniste Kris Walker demande à Ray Jardine : « Avez-vous apporté votre … euh … » les autres grimpeurs présents essayent d’écouter. Kris Walker, embarrassé, prononce alors : «… des amis ? »
Bingo ! Le nom était trouvé. L’escalade et la protection des fissures à bord parallèles se voyaient considérablement facilitées. Dès lors l’escalade libre fit un bond en avant colossal et les cotations de 5.12, 5.13, 5.14 furent franchies. La sécurité en terrain plus facile gagna aussi en rapidité et en sureté.
Un peu d’histoire donc, avec la traduction d’un texte extrait d’un vieux catalogue Wild Country (version anglaise page 5), par l’inventeur des friends, notre éternel pote, notre désormais seul et unique ami : Ray Jardine
« Un jour, peut être, les alpinistes porteront des gants et des chaussures spéciales pour grimper sur des murs lisses tels des araignées.
Alors comme elles, lorsque nous tomberons, l’harnais incorporé à notre corps nous maintiendra instantanément accroché à des lignes de sécurité sur le rocher.
Si, un jour, des inventeurs développent cette technologie nous les considérerions comme… intelligents, c’est évident, et avec du recul les remercierons d’avoir prévu cela. Pour l’instant, aucun d’entre nous ne peut imaginer cela.
Ce fut pareil avec les « Friends », il y a 25 ans quand je les inventais.
Le besoin me semblait évident, mais leurs réalités étaient inimaginables pour moi comme pour les autres grimpeurs.
J’ai commencé à imaginer en 1971 un instrument qui s’ancrerait dans une fissure et qui résisterait fortement à l’arrachement avec la conception d’un double coin glissant l’un sur l’autre.En profitant de mon passé d’ingénieur dans la construction aéronautique, j’ai analysé cette idée et l’ai trouvée mathématiquement peu solide.
La friction interne entre n’importe quelles sortes de coins réduit leur pouvoir de coincement dans beaucoup de situations et ôte le bénéfice qu’un tel artifice peut procurer.
Je devais inventer quelque chose d’autre si je ne voulais pas compromettre ma propre sécurité.
On trouve la spirale logarithmique (The constant angle spiral) partout dans la nature, dans certains coquillages, des pommes de pin (les primordia des pommes de pin), jusqu’aux gradients de pression barométrique des dépressions atmosphériques et les grandes nébuleuses à spirale. C’est juste l’expression dans la nature d’une croissance uniforme.
Descartes a décrit le principe mathématique en 1638 et l’a nommé la spirale equiangular ou logarithmique.
Depuis les cames basées sur le principe de la spirale logarithmique ont été utilisées pour d’innombrables procédés mécaniques. (principe d’une surface courbée à angle constant)
Pourtant imaginer et réaliser cette idée s’est avéré être une énorme tâche.
Rétrospectivement, pour y arriver, il fallait quelqu’un capable de conjuguer les connaissances d’un ingénieur aéronautique, doublé d’un esprit de curiosité, être extrêmement motivé et doté d une passion de l’escalade…une combinaison fort rare à l’époque.
J’ai travaillé pendant des mois, construisant de tas de prototypes de cames, testés sur les rochers et les pics environnants et en les améliorant le soir à la maison.
À la fin j’ai jeté deux boîtes des prototypes inutilisables.
Alors un jour après avoir absolument tout essayé et à force de chercher constamment toujours plus d’idées, le concept m’est venu d’un ensemble double de cames opposées, indépendantes et tendues par des ressorts (Spring loaded camming device – SLCD )
Comme les roues d’une voiture ont une suspension indépendante, chacune des cames serait en mesure de s’adapter aux irrégularités variables de la surface, avec des limites, évidemment.
J’ai réunis ces « quads » ensemble et les ai testé sur les fissures du coin.
Les cames étaient opposées l’une à l’autre et maintenues ensemble avec un axe en acier spécial hautement résistant.
Mais la tige était réalisée avec un simple morceau de fer ordinaire, et bien sûr l’appareil manquait de tout type de déclenchement (gâchette).
Sur une voie en 5.8 que j’ai appelé « Fantaisia » à Split Rocks, j’ai grimpé jusqu’ à une position où je pouvais presque lâcher les deux mains.
J’ai réussi à placer le « quad »dans une fissure de la taille d’une main. De cette manière j’ai eu immédiatement la réponse à toutes mes questions.
Le printemps suivant en1974, j’ai pris mon premier jeu de « « friends » prototypes pour le Yosemite et j’ai grimpé des douzaines de voies difficiles avec eux.
Ces protos étaient bruts de décoffrage et d’un usage extrêmement réduit comparé aux normes actuelles et j’en avais seulement qu’un nombre limité : quatre tailles de 2 ½ s à 3 ½ .
Mais ils ont bien sûr prouvé leur valeur et à la fin de saison, trois d’entre nous les ont utilisés pour tenter de grimper le Nose dans la journée.
Trois heures d’averse en fin de journée nous ont immobilisés sous le grand toit et forcés de redescendre au camp V.
Mais nous avons finalement réussis l’ascension en 20 heures, soit en moitié moins de temps des 3 jours qu’il fallait auparavant.
À 1977, Mark Vallance m’a invité au Royaume-Uni pour l’aider à commencer à fabriquer des « friends »
Mark est un type vraiment dévoué et doué et la première personne à voir vu l’intérêt commercial des « friends ».
Le caractère commercialisable des « friends » est maintenant évident, mais ce n’était pas le cas à l’époque et Mark est le visionnaire qui y est parvenu.
L’année d’après, Mark a fondé la marque « Wild Country » et a commencé à vendre des « Friends ».
Ray Jardine – le 19 avril 1998Sources :
Pour aller plus loinEn maths :encyclopédie des formes mathématiques remarquable math curve.com
En coinceurs : l’extraordinaire Musée du coinceurs à Ajaccio de Stéphane Pennequin : The Nut’s Museum
Article : Nuts Story I, II et III publiés dans les n°200, 208 et 210 d’Alpinisme et Randonnée en 1997/98