« Le véritable grimpeur n’a pas besoin de rocher »
« A présent, fit l’ermite, permets-moi de te montrer ce qu’est vraiment l’art d’escalade.
– Mais tu n’as que des sandales ! dit Chi-Ch’ang d’une voie blanche. Jamais tu ne franchiras ces surplombs.
– Qui te parle de surplombs ? Pour les plus beaux gestes, il faut le plus beau sommet. Ne penses-tu pas que cette aiguille vaut mieux que l’éperon sous lequel nous sommes ? »
Chi-Ch’ang regarda une fois encore l’abîme qui les séparait de l’aiguille et sans comprendre se tourna vers Kang-Ying :
« Pas une arête, pas une face ne mènent à cette aiguille !
– Des chaussures ? du rocher ? aussi longtemps que l’on a besoin de semelles et de rocher pour escalader, on ne sait rien de cet art. le véritable grimpeur n’a besoin ni d’artifice, ni même de rocher. »
Le vieillard sembla prendre devant lui des prises imaginaires, puis enchaina une suite de gestes merveilleusement précis. Chi-Ch’ang crut entendre le choc à peine marqué des chaussures inexistantes contre un rocher immatériel. Puis il vit Chi-Ch’ang se dresser sur le sommet de l’aiguille. Il eut alors la certitude d’avoir été le témoin de la suprême manifestation d’un art où il avait passionnément voulu briller.
Il passa neuf années dans la montagne avec le vieil ermite. A quelles disciplines se soumit-il pendant ces années, nul ne le sut jamais. Quand il redescendit vers son village et revint chez lui, tous furent étonnés des changements qui s’étaient effectues en lui. Il n’avait plus l’air résolu et arrogant d’autrefois. Son visage était de bois, inexpressif comme celui d’un niais. Son vieux maitre Wei-Fei sut qu’il était de retour et vint le voir. Au premier regard, il comprit :
« Maintenant, je le vois, tu es devenu un grand grimpeur. Et je suis désormais indigne de m’encorder derrière toi. »
Les habitants de la province accueillirent Chi-Ch’ang comme le meilleur alpiniste du pays. Et ils attendirent avec impatience les exploits qui confirmeraient sa maitrise. Mais Chi-Ch’ang ne fit rien pour satisfaire leur attente. Il ne retourna plus vers les parois qu’autrefois il fréquentait. Il n’avait même pas rapporté les chaussons d’escalade qu’il avait emportés neuf ans plus tôt en disant qu’ils seraient les instruments de sa gloire. Et à ceux qui le pressaient de s’expliquer, il répondait sur un ton calme : « Le stade ultime de la parole est le silence. Le stade ultime de l’escalade est de ne pas escalader. »Bernard Amy
Le meilleur grimpeur du monde, Editions Glénat, 1989