Le Mont Analogue de René Daumal, « roman d’aventures alpines, non euclidiennes, et symboliquement authentiques ».
René Daumal y répondait à sa façon, comme un alchimiste, il y a presque 60 ans dans un livre devenu culte : Le Mont Analogue. Tuberculeux il mourra avant la fin du livre en 1944.
Comme indice, dans les années 1920, René Daumal a fréquenté les surréalistes, sans en faire partie.
Alors quand un poète se penche sur notre passion alpine et tente de répondre avec des mots vertigineux à la question du pourquoi ? On l’écoute. On connait la réponse plate et convenue de Georges Mallory : « …parce qu’elle existe, parce qu’elle est là !.. »
Daumal livre son explication. Mais sa plume est trempée dans une encre inconnue. Sa vision bouleverse le réel à l’aide d’une poésie puissante et divinatoire. Elle torture nos sens et les éclate en papillons noirs, en papillons blancs. Ses mots explosent le quotidien. Avec la persévérance des grands démolisseurs, René Daumal pulvérise les expressions ordinaires pour faire rayonner les contours qui ouvrent sur une autre façon de percevoir. Il traite de l’alpinisme pour une fois d’une façon visionnaire et spirituelle.
A la fin du roman (inachevé) tout a explosé, demeure la douceur, la rêverie et l’humour (l’amour). Toutes les phrases portent, prévient Roger Nimier en quatrième de couverture: « …telle est la littérature quand elle se veut utile à l’homme. Dans la circonstance, elle éveille doublement… »
Il y a-t-il un sujet ?
Toutes les mythologies parlent, soit d’un centre originel du monde, soit d’un mont sacré, en tout cas d’une possibilité de communication avec l’au-delà. C’est ce que pense René Daumal qui invente un personnage, le père Sogol sorte de guide émérite qui réunit une expédition pour découvrir « le mont Analogue » qui gagne le ciel et relit la Terre à l’au-delà…
« Avec un groupe de camarades, je partais à la recherche de la Montagne qui est la voie unissant la Terre au Ciel ; qui doit exister quelque part sur notre planète, et qui doit être le séjour d’une humanité supérieure : cela fut prouvé rationnellement par celui que nous appelions le Père Sogol, notre aîné dans les choses de la montagne, qui fut le chef de l’expédition. »
Le début du livre est étrange. Il ressemble à un livre presque « normal » mais les mots dérangent vite et le récit dérape.
Pourtant c’était bien parti ! Comme dans tout livre d’expé qui se respecte. Au début du récit il faut composer une équipe de grimpeurs… Alors Daumal s’en occupe, fait la description des membres qui vont composer l’expédition, les dessine même et c’est hilarant. Le basculement entre poésie et roman de genre est proche.
Le roman débute à Paris où l’auteur du récit rencontre le chef de la future expédition chargée de découvrir le Mont Analogue, puis les membres de cette expédition. La situation géographique du Mont Analogue est imprécise. Toutefois en bon mathématicien, Sogol (anagramme de logos) décide qu’il suffit de supposer le problème résolu pour en déduire l’endroit où il se trouve.
Une longue histoire cousue puis décousue mène les membres de l’expé à la base du Mont Analogue où ils trouvent une société étrange pour laquelle le respect des équilibres naturels est essentiel. On verra par exemple que « aucun moteur thermique ni électrique n’est admis dans le pays ».
Mais le récit est inachevé parce que René Daumal meurt entre temps…laissant comme dernière phrase du roman qui s’interrompt sur une virgule involontaire : « Sans elles, une quantité de plantes qui jouent un grand rôle dans la fixation des terrains mouvants, »
Mais on peut penser que l’expédition, qui a disparu à nos regards de lecteurs, continue son ascension. Jusqu’où iront-ils? On ne la saura jamais et c’est ce qui rend ce livre encore plus attachant.
Daumal a pratiqué l’alpinisme avec passion dans les dernières années de sa vie et on sent dans son roman poindre une véritable connaissance de la montagne.
Quelques phrases vont irradier le livre :
« Lorsque tu vas à l’aventure, laisse quelque trace de ton passage, qui te guidera au retour : une pierre posée sur une autre, des herbes couchées d’un coup de bâton. Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la trace de ton passage. Et même sans le vouloir on laisse toujours des traces. Réponds de tes traces devant tes semblables ».
Ou encore :
« Les chaussures, ce n’est pas comme les pieds : on n’est pas né avec. On peut donc les choisir. Laisse-toi guider pour ce choix par les personnes expérimentées d’abord ; puis par ta propre expérience. Très vite, tu seras si bien accoutumé à tes souliers que chaque clou te sera comme un doigt, capable de tâter le roc et de s’y agripper ; ils deviendront un instrument sensible et sûr, et comme une partie de toi-même. Et pourtant, tu n’es pas né avec, et pourtant, quand elles seront usées, tu les jetteras, sans cesser pour cela d’être ce que tu es.
Ta vie dépend un peu de tes souliers ; soigne-les comme il faut, mais à cela un quart d’heure par jour suffira, car ta vie dépend encore de plusieurs autres choses.
Un compagnon beaucoup plus expérimenté que moi me dit : « Quand les pieds ne veulent plus vous porter, on marche avec la tête. » Et c’est vrai. Ce n’est peut-être pas dans l’ordre naturel des choses, mais ne vaut-il pas mieux marcher avec sa tête que penser avec ses pieds, comme il arrive souvent ? »
On trouve dans ses écrits, une jolie définition de l’alpinisme :« L’alpinisme est l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. On appelle ici art l’accomplissement d’un savoir dans une action. »
Et la beauté surnaturelle du texte vibre dans ces quelques lignes : « Je savais que diverses circonstances m’empêcheraient avant longtemps de retourner au pays aérien des arêtes déchiquetées, dansant en plein ciel, l’illusion du haut et du bas des corniches blanches tracées dans l’abîme bleu-noir d’en haut, et qui s’écroulent au milieu d’un après-midi silencieux ; et parmi les pentes burinées de couloirs et luisantes de verglas, d’où partent des mitrailles à l’odeur de soufre. Une fois encore, j’avais voulu flairer l’haleine verdâtre d’une crevasse, palper une dalle, me glisser entre des blocs croulants, assurer une cordée, peser les va-et-vient d’un coup de vent, écouter l’acier tinter sur la glace et les petits morceaux cristallins dévaler vers le piège de la rimaye trompeuse – machine à tuer poudrée et drapée de gemmes – tracer une piste dans les diamants et la farine, me confier à deux brins de chanvre, et manger des pruneaux au centre de l’espace. [.] Et voici que nous avons abordé un continent inconnu, noyau de substances supérieures implanté dans la croûte terrestre, protégé des regards de la curiosité et de la convoitise par la courbure de son espace — comme une goutte de mercure, par sa tension superficielle, reste impénétrable au doigt qui cherche à en toucher le centre. Par nos calculs — ne pensant à rien d’autre —, par nos désirs — laissant tout autre espoir —, par nos efforts — renonçant à toute aise —, nous avions forcé l’entrée de ce nouveau monde.
Ainsi nous semblait-il. Mais nous sûmes plus tard que, si nous avions pu aborder au pied du Mont Analogue, c’est que pour nous les portes invisibles de cette invisible contrée avaient été ouvertes par ceux qui en ont la garde. Le coq claironnant dans le lait de l’aube croit que son chant engendre le soleil; l’enfant hurlant dans une chambre fermée croit que ses cris font ouvrir la porte ; mais le soleil et la mère vont leurs chemins, tracés par les lois de leurs êtres. Ils nous avaient ouvert la porte, ceux qui nous voient alors même que nous ne pouvons nous voir, répondant par un généreux accueil à nos calculs puérils, à nos désirs instables, à nos petits et maladroits efforts. »
Bonnes vacances et bonnes lectures…
René Daumal, l’homme qui voulait devenir transparent
jusqu’à disparaître.
Espritsnomades.com
Bibliographie:
Le Contre-Ciel (1936).
La Grande Beuverie
(1938).
Le Mont analogue (1952, nouvelle édition 1981).
Chaque
fois que l’aube paraît (1953)
Poésie noire, poésie blanche (1954).
Lettres
à ses amis (1958).