Robert Ollivier – Escalade artificielle et sentiment montagnard

Publié par Pierre MACIA le

L’introduction, dans la technique alpine, des moyens artificiels d’escalade a étonné, inquiété, scandalisé même beaucoup de montagnards, surtout parmi les plus fervents, surtout parmi ceux qui avaient voué à la montagne un véritable culte. Cet afflux de matériel nouveau et révolutionnaire, cette technique compliquée de pitons, de mousquetons, de marteaux, de doubles cordes, de rappels horizontaux a fait craindre que, dans ce machinisme alpin, comme dans le machinisme industriel, les facultés spirituelles du montagnard, comme les qualités morales de l’ouvrier, ne soient étouffées définitivement; on a redouté que le sens esthétique, le sens poétique ou même le simple amour de la nature ne s’atrophient au bénéfice de la lutte brutale trop grande consommatrice d’énergie physique, du grimpeur forçant sa route à coups de marteau sur des parois impossibles. Les critiques, dont l’escalade artificielle a fait l’objet, ne sont pas sans fondement. Cependant, dans cette matière comme dans les autres, on ne peut porter un jugement dépourvu de nuances. Le machinisme est dangereux si l’on oublie qu’il est au service de l’homme et que l’homme n’est pas – ou tout au moins ne doit pas être à son service; l’escalade artificielle est à rejeter, si elle doit devenir une fin. Si elle reste un moyen, elle peut enrichir le Pyrénéisme. Il suffit que l’esprit domine la matière, et l’homme ses outils. Les origines de l’escalade artificielle, ses dangers, ses limites vont faire l’objet de cet essai. Remarquons d’abord que, dans l’histoire de l’alpinisme, tous les éléments nouveaux de l’équipement, tous les perfectionnements qui tendaient à donner aux montagnards des armes plus efficaces pour dominer la montagne ont eu, en leur temps, leurs ennemis et ont été sévèrement critiqués. Le piolet a eu ses détracteurs, comme les Crampons Eckenstein. Le  » panache » venant compliquer l’affaire, certains grimpeurs mettaient un point d’honneur à ne se servir que du bâton. Cependant, Russell, après avoir souligné qu’il avait tenté une ascension hivernale au Pic d’Ossau  » non seulement sans piolet mais sans corde « , ajoute:  » On dédaignait en ces temps-là les précautions minutieuses que l’on prend aujourd’hui. Mais, avouons-le, nous avions tort: c’était plutôt de l’ignorance naïve que du courage ».
La technique moderne du crampon, qui permet d’éviter la taille de centaines et de milliers de marches, n’a pas échappé aux critiques (Voir  » Alpinisme « , Juillet 1927). On peut faire, à ce sujet, un curieux rapprochement. Déjà, à cette époque, on reprochait aux pitons de rocher  » de ne pas laisser la montagne dans son état primitif « . En même temps, les alpinistes orthodoxes se déclaraient ennemis du « cramponnage » et préconisaient la taille de marches comme la seule technique de glace admissible. La contradiction saute aux yeux, puisque la taille modifie complètement la physionomie de la montagne. Et l’auteur de l’article d’ »Alpinisme  » conclut:  » …L’opposition qui se manifeste à l’égard de la nouvelle technique a sa source principale dans l’habituelle inertie de l’esprit humain en présence de toute innovation ». Pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas proscrire toutes les armes de l’alpiniste, pourquoi ne pas soutenir qu’il doit, pour être un « vrai « , un « pur « , attaquer la montagne en chaussettes ou pieds nus, ou même tout nu ?
Il est vain de vouloir cristalliser une activité humaine et stopper une évolution aussi normale que celle du perfectionnement des outils nécessaires à une de ces activités. Renier les pitons d’assurance ou de progression, c’est renier tout aussi bien le piolet, les crampons, les cordes, les semelles Vibram, les ailes de mouches, les tricounis, voire les souliers, les pantalons, les chemises et les caleçons. Pitons, mousquetons, marteaux ont droit de cité dans l’alpinisme au même titre que les susdits effets d’équipement. Il n’est donc pas question de revenir en arrière et de traiter par le mépris ou l’ignorance le matériel moderne d’escalade. Mais il est très normal, très souhaitable même, d’en étudier l’origine, les effets bons et mauvais, les excès qu’il peut engendrer et, pour conclure, l’usage qu’il convient d’en faire. Pour embrasser la question d’une manière aussi large que possible, il est nécessaire de préciser d’abord l’essence même du Pyrénéisme – ou de l’Alpinisme. Une définition laconique est difficile à donner, et toujours incomplète. Il en existe plusieurs qui, toutes, contiennent une part de vérité. Parmi les différentes définitions, l’une me paraît dominer toutes les autres, parce que savants, poètes, peintres, tout aussi bien que sportifs, marcheurs ou escaladeurs ne peuvent rien en montagne sans énergie et sans efforts:  » L’Alpinisme est la lutte de l’homme contre lui-même à travers la montagne « . On peut ajouter, pour être aussi complet que possible:  » … et la mise en jeu du plus grand nombre possible de ses facultés morales, intellectuelles, physiques « . Le Pyrénéisme total doit être un résumé, un « condensé  » de l’activité humaine idéale, mettant en mouvement toutes les tendances de l’individu, d’une façon équilibrée et hiérarchisée selon les principes de la morale traditionnelle et d’après les données de la psychologie et de la physiologie : intelligence, volonté, sentiments, nerfs, muscles, etc… Remarquons en passant que très peu d’activités humaines sont aussi complètes que l’Alpinisme bien compris.
Considérons qu’on peut distinguer deux sortes de Pyrénéisme celui de tout le monde, pyrénéisme subjectif, si l’on peut dire, dont la valeur est relative à la personnalité de celui qui le pratique: un bureaucrate sédentaire et peu entraîné aura autant de mérite et mettra en action autant de facultés morales et physiques, sinon davantage, an faisant une course facile, que le grimpeur bien entraîné et possédant une technique perfectionnée, quand il réussit une escalade de sixième degré. La deuxième sorte de pyrénéisme est plus objective: c’est le pyrénéisme dit d’avant-garde, celui des meilleurs de leur époque, celui qui, pour mettre en jeu toutes les facultés des pratiquants très entraînés, très expérimentés, doit s’orienter vers des formules nouvelles, des itinéraires et des courses réservant le plus de surprises et d’inconnu. Le grimpeur pour qui le Mur de la Cascade, l’arête Crabioules-Lézat, la Crête du Diable sont terrains connus ou faciles à connaître, doit, pour faire appel à sa volonté, dominer sa peur, concentrer son attention, faire jouer sa réflexion et son esprit méthodique, aborder des courses moins connues, moins décrites et, sinon plus difficiles, du moins présentant un bon nombre de points d’interrogation au sujet de l’itinéraire, des difficultés et des conditions. Il faut que le meilleur grimpeur se demande s’il est capable de réussir telle ou telle course, qu’il entre en lutte contre lui-même, contre ses appréhensions, contre le Sancho Pansa qui se dissimule en chacun de nous et préfère le confort et la sécurité à l’aventure et à ses aléas.
Ce sont les alpinistes d’avant-garde qui ont perfectionné le matériel alpin, afin de reculer les limites de leurs possibilités et de trouver du nouveau, toujours du nouveau. « Le Pyrénéisme n’aurait pas d’histoire et se réduirait à la plus monotone nomenclature si, génération après génération, nous répétions les mêmes gestes stéréotypés, obéissant à des méthodes identiques, à des inspirations inchangées, à une pensée calque des pensées précédentes. Cette imitation servile des esprits et des procédés étoufferait la personnalité et ne laisserait aucune place au génie, à la séduisante fantaisie… « . Ainsi s’exprime Georges Cadier. Russell et Packe explorèrent les Monts-Maudits sans carte ni renseignements. Packe fit, la carte, Russell donna les renseignements, fournissant ainsi des armes nouvelles, un équipement nouveau à leurs successeurs. Faut-il renier les cartes ? Le piolet a permis de vaincre des parois de glace inconnues; faut-il renier le piolet ? Les crampons ont permis d’en gravir de plus longues, parce qu’ils permettaient d’aller plus vite. La corde a réduit le danger, donc a permis d’aborder des terrains nouveaux. Et, peu à peu, les terrains vierges devinrent rares. Presque toutes les parois gravissables en escalade libre furent explorées, décrites, archi-connues. D’autres parois demeuraient, que souvent quelques mètres seulement de rocher lisse et interdits à un bipède empêchaient de connaître. Depuis longtemps, les procédés artificiels d’escalade avaient été essayés (pitons par Brulle et Célestin Passet aux Sœurs de Troumouse, pitons et même arbalètes au Capéran de Sesques par Motas d’Hestreux et l’abbé Gaurier). Avant même que la technique moderne fut mise au point, des courses furent réussies par des procédés artificiels: la Grande Aiguille d’Ansabère, le couloir Pombie-Suzon. Un jour, Ilans Dulfer, célèbre grimpeur du Tyrol, perfectionna ce matériel rudimentaire et de nouvelles voies devinrent abordables, comme la paroi Sud-Est de la Fleischbank. Et un nouveau champ d’exploration s’ouvrit ainsi aux montagnards entreprenants. Le piton était donc, à l’origine, une arme nécessaire aux grimpeurs d’avant-garde pour conserver à l’alpinisme son caractère nécessaire d’exploration, de lutte contre l’inconnu, caractères indispensables à sa vitalité. Dans les Pyrénées, le piton a permis un bond en avant. Tout d’abord il a donné une confiance suffisante pour s’attaquer sans excès de témérité à des problèmes dont la solution par l’escalade libre paraissait très chanceuse (voir Pique-Longue sans pitons); telles furent la muraille de Pombie (les deux premiers itinéraires parcourus), la face Nord de la Pique-Longue, la face Ouest. du Petit Pic d’Ossau; les pitons n’y sont pas nécessaires, mais ils ont fait croire à la possibilité de ces ascensions. Par la suite, des courses, impossibles sans pitons, ont été réussies à la face Sud directe de la Pointe Jean-Santé, à la face Nord et à la face Nord Est du Petit Pic, à l’éperon Nord de la Pointe de France, à l’éperon Ouest du Lézat et à la face Est du Spijeoles.
Nous venons donc d’étudier, à la fois, les origines et les premières conséquences du matériel moderne d’escalade. Je ne cite que pour mémoire les quelques deux cents parois explorées grâce à lui, dans les Dolomites. A ces répercussions immédiates sur le Pyrénéisme d’avant-garde, vinrent s’en ajouter d’autres dans le Pyrénéisme classique, dans le domaine des courses déjà connues, l’efficacité morale – et Souvent réelle – du piton d’assurance, voire du piton utile à la progression, fut utilisée dans des ascensions qui avaient été réussies sans aide artificielle. Et alors, la valeur de ces courses diminua. Le surplomb de la face Ouest du Lézat, franchi une première et deuxième fois en escalade libre, se voit truffé de six pitons à la troisième ascension et, par la suite est souvent franchi avec au moins un piton. Il est certain que la course est ainsi dévalorisée.
Certains grimpeurs s’inquiétèrent de cette évolution. Ils ne verraient pas sans amertume la fissure Calame-Carrive d ‘Ansabère, qui a coûté la vie à ses premiers vainqueurs, franchie maintenant avec des pitons. C’est un cas de conscience. Cependant, si beaucoup de courses ont été mises à la portée d’un plus grand nombre de grimpeurs, si leur valeur a diminué, l’exploit des premiers vainqueurs demeure toujours aussi valable car, encore une fois, la valeur de l’alpiniste se mesure à ses qualités morales et non pas simplement à son entraînement, à sa technique et aux moyens nouveaux que celle-ci met à sa disposition. C’est à cette efficacité nouvelle, qui diminuait le prestige des pics et des parois, qu’en voulaient les vieux montagnards; c’est elle qui leur a inspiré des critiques acerbes contre les innovations: amoureux de la montagne, les Pyrénéistes chevronnés la voyaient moins respectable et moins respectée; fiers à juste titre de leurs propres conquêtes, ils craignaient, non sans raison parfois, de les voir méprisées par de nouveaux grimpeurs mieux armés qu’eux, mais en réalité nullement plus forts. Hélas! c’est une loi naturelle, en alpinisme, que cette régression de la valeur des courses, que ce recul de l’inconnu et du charme qui s’y attache, que cet envahissement progressif des égions, des versants, des parois dont la solitude était autrefois réservée à un petit nombre d’élus. On peut le regretter, on ne peut l’empêcher. Nous avons vu que les pitons ne sont pas les seuls à incriminer dans cette affaire. Cartes, guides, articles, livres, piolets, crampons et tous les progrès de l’équipement, de la technique, de l’expérience, toutes les vulgarisations ont tendu à chasser le mystère de la montagne et, par conséquent, la poésie, la légende, l’auréole et les mirages merveilleux des déserts. Si l’ascension du Nethou était un exploit au temps de Franqueville et de Tchihatcheff, à cause de l’inconnu inquiétant qui défendait la plus haute cime de la chaîne, ce n’est plus maintenant qu’une promenade pour les baigneurs Luchonnais. Les noms de Franqueville et Tchihatcheff n’en resteront pas moins inséparables d’une conquête capitale du Pyrénéisme, alors que les baigneurs Luchonnais n’ont aucun titre à pareille gloire. Comme le dit le Président actuel du G.H.M., Lucien Devies,  » tous ceux qui font aujourd’hui le Grépon ne sont pas Mummery. » Avant de clore ces considérations sur les effets vulgarisateurs auxquels le piton contribue en partie – mais en partie seulement – il convient de mentionner un jugement catégorique, dû au célèbre alpiniste Guido Lammer: « Le piton brise le péril sacré « . Certains pyrénéens l’ont adopté et un courageux polémiste, qui signe XXX (Bulletin Pyrénéen) déclare sans rire:  » Des crampons sont enfoncés, et l’homicide Aiguille d’Ansabère n’existe plus « . D’abord, si M. XXX l’avait gravie – ou avait essayé- il se serait aperçu qu’elle existait toujours, cette aiguille volatilisée par la magie de quelques crampons. De jeunes grimpeurs l’été dernier, s’en sont aperçut également… Ensuite, le terme « péril sacré  » est trop spécial à Guido Lammer, dont on connaît la conception un peu outrancière de l’alpinisme. Cet alpiniste solitaire, d’une force morale d’ailleurs remarquable, a poussé un peu loin le principe alpin « se vaincre soi-même » :  » Enlevez-moi tout ce que vous voudrez, écrivait-il à peu près mais laissez-moi la peur « . L’amour de la peur – pour le plaisir de la vaincre – est un sentiment louable, à la condition de ne pas dépasser la mesure. Chez Lammer, il frise le sadisme. La montagne réserve une quantité suffisante de dangers qu’on ne peut écarter absolument, quelles que soient les précautions prises, et la fatalité préside à tant d’accidents jour que le goût du risque et de la victoire sur soi-même y trouvent toujours leurs comptes, en dépit de quelques pitons plantés de-ci de-là. L’enjeu de l’alpinisme est assez sérieux – c’est la vie même du grimpeur – pour justifier des précautions que chacun utilise comme bon lui semble selon son jugement et… sa sûreté on escalade. Cette considération suffit, semble-t-il, à mettre à l’abri de toute critique le piton d’assurance. Quant au reproche qu’on lui fait parfois, de défigurer la montagne, il ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête. Quiconque possède la moindre expérience sait qu’un piton ne se remarque guère sur une paroi et que bien souvent le grimpeur ne le voit qu’au moment de l’utiliser. Cependant, on peut adresser à l’escalade artificielle, des critiques étayées sur des arguments beaucoup plus solides. Un tel entrelacement de cordes, un tel poids de ferraille ne vont-ils pas étouffer l’âme du grimpeur, en faire une brute sportive ? Les possibilités nouvelles offertes par l’escalade artificielle ne vont-elles pas le pousser vers des entreprises aussi folles que ridicules, qui n’ auront plus rien de commun avec la montagne ? Quels sont ces dangers indiscutables ? Il en est un, d’abord, qui est commun à tous les perfectionnements techniques: devenir une fin en soi. Assez complexe, demandant un apprentissage, procurant des sensations physiques violentes, l’escalade artificielle risque de passionner l’apprenti montagnard au point que celui-ci ne voit plus la montagne que sous forme de pitons, de doubles cordes, de surplombs énormes. Ainsi le cyclisme, moyen pratique de circuler rapidement, moyen touristique de voir du pays, devient une fin en soi pour le pauvre diable qui ne prend plaisir qu’à faire tourner ses jambes et à dépenser ses forces musculaires comme un jeune animal. Ainsi le ski, moyen de locomotion en montagne, devient une fin en soi sur les pistes de téléfériques et la technique du ski elle-même devient une fin en soi quand l’unique souci du skieur de réduit à faire des virages bien ronds, bras et jambes en position impeccable, en style de pure méthode française. Parfois la technique, sans devenir une fin en soi, est détournée de son but primitif. Le ski de compétition est un moyen de mesurer sa propre technique à celle des autres. De même le cyclisme et la plupart des sports. L’escalade artificielle n’échappe pas à cette loi générale, ni même la simple marche. Toutes ces déviations sont bien regrettables, car alors la montagne n’est plus qu’un décor ; on la regarde à peine ; on devient insensible à sa beauté, à sa poésie, au charme de sa solitude. Elle est devenue un stade. Mais ce n’est pas là, nous l’avons vu, une spécialité de l’escalade artificielle.
Venons-en enfin au danger très particulier de la technique moderne du rocher, celui auquel tout le monde pense et qui intéresse uniquement le pyrénéisme d’avant-garde. Le piton permettant de gravir, avec de la patience, du temps, beaucoup de ferraille, parfois des machines à percer des trous et du ciment rapide, à peu près n’importe quel escarpement, si rébarbatif, si monstrueux soit-il, le grimpeur ne considère plus que l’exploit à accomplir, le plaisir naïf d’utiliser une technique raffinée et les sensations fortes qu’elle procure. Dans les Calanques de Marseille, on a assisté à ce phénomène, à cette épidémie de « pitonnite » aiguë. C’est pour fustiger de semblables excès que Samivel a publié, dans « La Montagne », son croquis intitulé: « Qui veut faire l’ange…ou le
héros du sixième supérieur ». Il y avait, dans ce numéro de « La Montagne », un article sur la première ascension du Capéran de Sesques par le Nord. Y avait-il coïncidence, ou le récit avait-il inspiré le dessinateur ? Le grimpeur qui pitonne du matin au soir et parfois pendant plusieurs jours, progressant de quelques mètres à l’heure, ficelé à de multiples cordes comme un prisonnier de la nouvelle technique, ne peut justifier son acte que par la grandeur et la beauté de la muraille, par la découverte de perspectives aussi fantastiques et originales que l’effort est exténuant. S’il s’attaque à n’importe quelle paroi, si laide, si peu intéressante soit-elle, à n’importe quel bout de rocher, pourvu qu’il soit bien raide, de préférence surplombant ou dépourvu de prises, si la montagne gravie n’a pas d’allure, si enfin, de la base au sommet, on ne monte que sur des pitons, alors je refuse à cet exercice le nom de Pyrénéisme, même d’avant-garde, je donne raison à Samivel et je dis que ces héros du sixième supérieur ne sont que de pales imitations des singes du Djurdjura qui, eux, grimpent en escalade libre et n’ignorent aucun des secrets des 7°, 8° et 9° degrés supérieurs.
Mais, au fait, qui donne aux grimpeurs des Calanques, comme d’ailleurs aux « purs » de Fontainebleau, le titre de montagnard ? Ces gens là pratiquent un sport nouveau, spécial, qui n’a rien à voir avec la montagne et que nous n’avons pas à juger ici. Ils sont des exemples typiques d’une technique détournée de son but et qui, de moyen, est devenue une fin. Ceux qui vouent leur âme non plus à la montagne, mais à la ferraille, ont perdu à tout jamais -La Palisse l’aurait dit -le sentiment montagnard.
Je précise ici qu’il n’est. nullement question de critiquer les alpinistes qui recherchent sur les rochers de Fontainebleau ou dans les Calanques de Marseille les effets salutaires d’un excellent entraînement. Quant à ceux qui considèrent ces mêmes rochers comme des buts sportifs qui se suffisent à eux-mêmes, je ne crains pas de répéter, afin d’exprimer clairement ma pensée, que cet article n’a absolument pas pour but de porter un jugement quelconque sur ce genre d’activité. Il m’inspire d’ailleurs comme tous les efforts physiques, beaucoup de sympathie, mais j’estime qu’il n’a rien à voir avec l’alpinisme.
Il reste à conclure. Conclusion difficile, penserez-vous peut-être, d’un article, dont la fin semble contredire le début. La contradiction n’est qu’apparente. Il suffit de fixer les limites de l’escalade artificielle, de préciser d’une part dans quel cas cette arme nouvelle a, comme le piolet, droit de cité dans la technique alpine, d’autre part d’indiquer les fausses directions dans lesquelles elle risque d’entraîner le grimpeur. A mon avis, l’escalade artificielle est valable pour vaincre une grande paroi, pour découvrir un bel itinéraire où les passages d’escalade libre sont nombreux, mais dont certaines parties sont impossibles à gravir sans pitons. L’escalade directe de la Fourche de l’Ossau par le Nord en offre un bel exemple. Les frères Cadier l’avaient essayée en 1906, à trois reprises. Elle fut déclarée impossible, en 1925, par les grimpeurs du Camp Ossau-Balaïtous (Voir « Trois semaines autour de l’Ossau et du Balaïtous « ) ; elle fut vaincue en 1936, grâce à la technique moderne du rocher. Une barrière de dalles lisses, infranchissables en escalade libre, haute de 45 mètres, avait interdit jusque-là de pratiquer cette voie de grande envergure, qui avait séduit nos aînés. En cette occurrence, l’escalade artificielle a permis d’enrichir le pyrénéisme d’une conquête supplémentaire. Elle n’a pas étouffé le sentiment montagnard, au contraire, nous avons vu que ce sentiment est inséparable de l’idée d’exploration et de conquête. Elle l’a donc servi. Un second exemple parviendra, peut-être, à compléter ma pensée:
Mon ami très regretté, Julien Arruyer, grimpeur remarquable et charmant compagnon, et moi-même, avons répété, simplement pour pouvoir la juger en connaissance de cause, une course que nous avions désapprouvée: la face Nord du Capéran de Sesques. Notre conclusion fut la suivante: acrobatie très pénible, qui ne paie pas. Une voie normale suffit largement à cette petite flèche de pierre et sa face Nord, escarpement quelconque, comme il y en a des milliers en montagne, n’a aucune grandeur, aucune fierté, malgré sa raideur et sa partie surplombante. On n’y découvre aucune perspective particulièrement originale. Son peu de hauteur ne permet même pas d’éprouver cette impression de solitude poignante, qui, sur les grandes murailles, ne manque pas de poésie. Nous avons jugé que c’était là une entreprise purement sportive, une fantaisie de grimpeurs, pardonnable, certes, à condition qu’elle ne se renouvelle pas trop souvent. On pourrait tout aussi bien gravir la Tour Eiffel par l’extérieur, et là encore la vue serait certainement plus intéressante et plus originale. Les pitons sont des outils; il est très légitime de les utiliser, à condition de rester dans la ligne des grandes traditions montagnardes, qui sont à bases spirituelles et morales. Mais ils ne conditionnent pas l’avenir du pyrénéisme, ni celui de l’alpinisme, et leur emploi en haute montagne est limité.
Je ne puis m’empêcher d’ajouter que nous leur devons, mes compagnons et moi, des courses inoubliables; elles se sont terminées, souvent au crépuscule, sur des sommets dont les panoramas, pour avoir été gagnés aussi durement et pour avoir été admirés dans la joie et l’excitation toutes particulières des victoires remportées de haute lutte, ne nous avaient jamais parus aussi splendides.
Robert Ollivier
La montagne 1949

Source : PBase – Jean Ollivier

Bibliographie succincte – 5 guides Ollivier sont parus aux Editions Cairn
Pyrénées Occidentales I – Vallée d’Aspe et versant espagnol
Pyrénées Occidentales II – Vallée d’Ossau; d’Arudy à la frontière espagnole
Pyrénées Occidentales III- Les avants-Monts : de la Vallée d’Ossau au Val d’Azun ; le massif calcaire des Eaux-Bonnes
Pyrénées Occidentales IV – Du Ger au Balaïtous le Massif granitique du Balaïtous
Pyrénées Centrales II – Gavarnie, Monte Perdido, cañons espagnols

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