« Lettre à ma fille, au lendemain du 11 janvier 2015 », par JMG Le Clézio ( Le Monde du 14 janvier – Edition Abonnés)

Publié par Pierre MACIA le

Il fallait du courage pour marcher
désarmés dans les rues de
Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des
forces de police,
le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé
pour toi, mais
c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a
toujours quelque
chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens
divers, venus
de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de
cet enfant
que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui
s’en
souviendra toute sa vie.

 Ils ne sont pas des
barbares

Maintenant il importe de ne pas oublier. Il
importe – et
cela revient aux gens de ta génération, car la nôtre n’a pas su,
ou n’a pas pu,
empêcher les crimes racistes et les dérives sectaires – d’agir
pour que le
monde dans lequel tu vas continuer à vivre soit meilleur que le
nôtre. C’est
une entreprise très difficile, presque insurmontable. C’est une
entreprise de
partage et d’échange.

J’entends dire qu’il s’agit d’une guerre. Sans
doute,
l’esprit du mal est présent partout, et il suffit d’un peu de vent
pour qu’il
se propage et consume tout autour de lui. Mais c’est une autre
guerre dont il
sera question, tu le comprends : une guerre contre l’injustice,
contre
l’abandon de certains jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel
on tient une
partie de la population (en France, mais aussi dans le monde), en
ne partageant
pas avec elle les bienfaits de la culture et les chances de la
réussite
sociale.

Trois assassins, nés et grandis en France, ont
horrifié le
monde par la barbarie de leur crime. Mais ils ne sont pas des
barbares. Ils
sont tels qu’on peut en croiser tous les jours, à chaque instant,
au lycée,
dans le métro, dans la vie quotidienne. A un certain point de leur
vie, ils ont
basculé dans la délinquance, parce qu’ils ont eu de mauvaises
fréquentations,
parce qu’ils ont été mis en échec à l’école, parce que la vie
autour d’eux ne
leur offrait rien qu’un monde fermé où ils n’avaient pas leur
place,
croyaient-ils. A un certain point, ils n’ont plus été maîtres de
leur destin.
Le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils
ont pris pour
de la religion ce qui n’était que de l’aliénation.

Il faut remédier à la misère des
esprits

C’est cette descente aux enfers qu’il faut
arrêter, sinon
cette marche collective ne sera qu’un moment, ne changera rien.
Rien ne se fera
sans la participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir
les portes,
donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix,
apprendre de
lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se
construire
une étrangeté à l’intérieur de la nation. Il faut remédier à la
misère des
esprits pour guérir la maladie qui ronge les bases de notre
société
démocratique.

 Je pense que c’est ce sentiment qui
a dû te frapper, quand
tu marchais au milieu de cette immense foule. ­Pendant cet instant
miraculeux,
les barrières des classes et des origines, les différences des
croyances, les
murs séparant les êtres n’existaient plus. Il n’y avait qu’un seul
peuple de France,
multiple et unique, divers et battant d’un même cœur. J’espère
que, de ce jour,
tous ceux, toutes ­celles qui étaient avec toi continueront de
marcher dans
leur tête, dans leur esprit, et qu’après eux leurs enfants et
leurs
petits-enfants continueront cette marche.

JMG Le Clézio

Catégories : TRIBUNE LIBRE